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– Sainclair, vous êtes curieux!… Vous êtes plus curieux que moi, Sainclair; je ne lui ai rien demandé!

– Et vous avez juré de ne rien voir et de ne rien entendre avant qu’elle vous eût dit quoi que ce fût à propos de ce coup de feu et de ce cri?

– En vérité, Sainclair, il faut me croire… Moi, je respecte les secrets de la Dame en noir. Il lui a suffi de me dire, sans que je lui eusse rien demandé, certes!… il lui a suffi de me dire: «Nous pouvons nous quitter, mon ami, car rien ne nous sépare plus!» pour que je la quitte…

– Ah! elle vous avait dit cela? «Rien ne nous sépare plus!»

– Oui, mon ami… et elle avait du sang sur les mains…»

Nous nous tûmes. J’étais maintenant à la fenêtre et à côté du reporter. Tout à coup sa main se posa sur la mienne. Puis il me désigna le petit falot qui brûlait encore à l’entrée de la porte souterraine qui conduisait au cabinet du vieux Bob, dans la Tour du Téméraire.

«Voilà l’aurore! dit Rouletabille. Et le vieux Bob travaille toujours! Ce vieux Bob est vraiment courageux. Si nous allions voir travailler le vieux Bob. Cela nous changera les idées et je ne penserai plus à mon cercle, qui m’étrangle, qui me garrotte, qui m’épuise.»

Et il poussa un gros soupir:

«Darzac, fit-il, se parlant à lui-même, ne rentrera-t-il donc jamais!…»

Une minute plus tard nous traversions la cour et nous descendions dans la salle octogone du Téméraire. Elle était vide! La lampe brûlait toujours sur la table-bureau. Mais il n’y avait plus de vieux Bob!

Rouletabille fit:

«Oh! oh!»

Et il prit la lampe qu’il souleva, examinant toutes choses autour de lui. Il fit le tour des petites vitrines qui garnissaient les murs de la batterie basse. Là, rien n’avait été changé de place, et tout était relativement en ordre et scientifiquement étiqueté. Quand nous eûmes bien regardé les ossements et coquillages et cornes des premiers âges, des «pendeloques en coquille», des «anneaux sciés dans la diaphyse d’un os long», des «boucles d’oreilles», des «lames à tranchant abattu de la couche du renne», des «grattoirs du type magdalénien» et de «la poudre raclée en silex de la couche de l’éléphant», nous revînmes à la table-bureau. Là, se trouvait «le plus vieux crâne», et c’était vrai qu’il avait encore la mâchoire rouge du lavis que M. Darzac avait mis à sécher sur la partie de bureau qui était en face de la fenêtre, exposée au soleil. J’allai à la fenêtre, à toutes les fenêtres, et éprouvai la solidité des barreaux auxquels on n’avait pas touché.

Rouletabille me vit et me dit:

«Qu’est-ce que vous faites? Avant d’imaginer qu’il ait pu sortir par les fenêtres, il faudrait savoir s’il n’est pas sorti par la porte.»

Il plaça la lampe sur le parquet et se prit à examiner toutes les traces de pas.

«Allez frapper, dit-il, à la porte de la Tour Carrée et demandez à Bernier si le vieux Bob est rentré; interrogez Mattoni sous la poterne et le père Jacques à la porte de fer. Allez, Sainclair, allez!…»

Cinq minutes après, je revenais avec les renseignements prévus. On n’avait vu le vieux Bob nulle part!… Il n’était passé nulle part!

Rouletabille avait toujours le nez sur le parquet. Il me dit:

«Il a laissé cette lampe allumée pour qu’on s’imagine qu’il travaille toujours.»

Et puis, soucieux, il ajouta:

«Il n’y a point de traces de luttes d’aucune sorte et, sur le plancher, je ne relève que le passage de Mr Arthur Rance et de Robert Darzac, lesquels sont arrivés hier soir dans cette pièce pendant l’orage, et ont traîné à leurs semelles un peu de la terre détrempée de la Cour du Téméraire et aussi du terreau légèrement ferrugineux de la baille. Il n’y a nulle part trace de pas du vieux Bob. Le vieux Bob était arrivé ici avant l’orage et il en est peut-être sorti pendant, mais, en tout cas, il n’y est point revenu depuis!»

Rouletabille s’est relevé. Il a repris, sur le bureau, la lampe qui éclaire à nouveau le crâne, dont la mâchoire rouge n’a jamais ri d’une façon plus effroyable. Autour de nous, il n’y a que des squelettes, mais certainement ils me font moins peur que le vieux Bob absent.

Rouletabille reste un instant en face du crâne ensanglanté, puis il le prend dans ses mains et plonge ses yeux au plus creux de ses orbites vides. Puis il élève le crâne, au bout de ses deux mains tendues, et le considère un instant, avec une attention surprenante; puis il le regarde de profil; puis il me le dépose entre les mains, et je dois l’élever à mon tour au-dessus de ma tête, comme le plus précieux des fardeaux, et Rouletabille, pendant ce temps, dresse, lui, la lampe au-dessus de sa tête.

Tout à coup, une idée me traverse la cervelle. Je laisse rouler le crâne sur le bureau et me précipite dans la cour jusqu’au puits. Là je constate que les ferrures qui le fermaient le ferment toujours. Si quelqu’un s’était enfui par le puits ou était tombé dans le puits, ou s’y était jeté, les ferrures eussent été ouvertes. Je reviens, anxieux plus que jamais:

«Rouletabille! Rouletabille! Il ne reste plus au vieux Bob, pour qu’il s’en aille, que le sac!»

Je répétai la phrase, mais le reporter ne m’écoutait point, et je fus surpris de le trouver occupé à une besogne dont il me fut impossible de deviner l’intérêt. Comment, dans un moment aussi tragique, alors que nous n’attendions plus que le retour de M. Darzac pour fermer le cercle dans lequel était mort le corps de trop, alors que dans la vieille tour à côté, dans le Vieux Château du coin, la Dame en noir devait être occupée à effacer de ses mains, telle lady Macbeth, la trace du crime impossible, comment Rouletabille pouvait-il s’amuser à faire des dessins avec une règle, une équerre, un tire-ligne et un compas? Oui, il s’était assis dans le fauteuil du géologue et avait attiré à lui la planche à dessiner de Robert Darzac, et, lui aussi, il faisait un plan, tranquillement, effroyablement tranquillement, comme un pacifique et gentil commis d’architecte.

Il avait piqué le papier de l’une des pointes de son compas, et l’autre traçait le cercle qui pouvait représenter l’espace occupé par la Tour du Téméraire, comme nous pouvions le voir sur le dessin de M. Darzac.

Le jeune homme s’appliqua à quelques traits encore; et puis, trempant un pinceau dans un godet à moitié plein de la peinture rouge qui avait servi à M. Darzac, il étala soigneusement cette peinture dans tout l’espace du cercle. Ce faisant, il se montrait méticuleux au possible, prêtant grande attention à ce que la peinture fût de mince valeur partout, et telle qu’on eût pu en féliciter un bon élève. Il penchait la tête de droite et de gauche pour juger de l’effet, et tirait un peu la langue comme un écolier appliqué. Et puis, il resta immobile. Je lui parlai encore, mais il se taisait toujours. Ses yeux étaient fixes, attachés au dessin. Ils n’en bougeaient pas. Tout à coup, sa bouche se crispa et laissa échapper une exclamation d’horreur indicible; je ne reconnus plus sa figure de fou. Et il se retourna si brusquement vers moi qu’il renversa le vaste fauteuil.

«Sainclair! Sainclair! Regarde la peinture rouge!… regarde la peinture rouge!»

Je me penchai sur le dessin, haletant, effrayé de cette exaltation sauvage. Mais quoi, je ne voyais qu’un petit lavis bien propret…

«La peinture rouge! La peinture rouge!…» continuait-il à gémir, les yeux agrandis comme s’il assistait à quelque affreux spectacle.