Et il chancela, s’appuya à mon bras pour ne pas tomber. La Dame en noir s’était précipitée… Il eut la force de l’arrêter d’un geste, d’un mot:
«Oh!… ce n’est rien!… un peu de fatigue…»
XIV Le sac de pommes de terre.
Pendant que M. Darzac, sur les conseils de Rouletabille s’employait avec Bernier à faire disparaître les traces du drame, la Dame en noir, qui avait hâtivement changé de toilette, s’empressa de gagner l’appartement de son père avant qu’elle courût le risque de rencontrer quelque hôte de la Louve. Son dernier mot avait été pour nous recommander la prudence et le silence. Rouletabille nous donna congé.
Il était alors sept heures et la vie renaissait dans le château et autour du château. On entendait le chant nasillard des pêcheurs dans leurs barques. Je me jetai sur mon lit, et, cette fois, je m’endormis profondément, vaincu par la fatigue physique, plus forte que tout. Quand je me réveillai, je restai quelques instants sur ma couche, dans un doux anéantissement; et puis tout à coup je me dressai, me rappelant les événements de la nuit.
«Ah çà! fis-je tout haut, “ce corps de trop” est impossible!»
Ainsi, c’était cela qui surnageait au-dessus du gouffre sombre de ma pensée, au-dessus de l’abîme de ma mémoire: cette impossibilité du «corps de trop»! Et ce sentiment que je trouvai à mon réveil ne me fut point spécial, loin de là! Tous ceux qui eurent à intervenir, de près ou de loin, dans cet étrange drame de la Tour Carrée, le partageaient; et alors que l’horreur de l’événement en lui-même – l’horreur de ce corps à l’agonie enfermé dans un sac qu’un homme emportait dans la nuit pour le jeter dans on ne savait quelle lointaine et profonde et mystérieuse tombe, où il achèverait de mourir – s’apaisait, s’évanouissait dans les esprits, s’effaçait de la vision, au contraire l’impossibilité de ça – «du corps de trop» – monta, grandit, se dressa devant nous, toujours plus haut, et plus menaçante et plus affolante. Certains, comme Mrs. Edith, par exemple, qui nièrent par habitude de nier ce qu’ils ne comprenaient pas – qui nièrent les termes du problème que nous posait le destin, tels que nous les avons établis sans retour dans le chapitre précédent – durent, par la suite des événements qui eurent pour théâtre le fort d’Hercule, se rendre à l’évidence de l’exactitude de ces termes.
Et d’abord, l’attaque? Comment l’attaque s’est-elle produite? à quel moment? Par quels travaux d’approche moraux? Quelles mines, contre-mines, tranchées, chemins couverts, bretèches – dans le domaine de la fortification intellectuelle – ont servi l’assaillant et lui ont livré le château? Oui, dans ces conditions, où est l’attaque? Ah! que de silence! Et pourtant, il faut savoir! Rouletabille l’a dit: il faut savoir! Dans un siège aussi mystérieux, l’attaque dut être dans tout et dans rien! L’assaillant se tait et l’assaut se livre sans clameur; et l’ennemi s’approche des murailles en marchant sur ses bas. L’attaque! Elle est peut-être dans tout ce qui se tait, mais elle est peut-être encore dans tout ce qui parle! Elle est dans un mot, dans un soupir, dans un souffle! Elle est dans un geste, car si elle peut être aussi dans tout ce qui se cache, elle peut être également dans tout ce qui se voit… dans tout ce qui se voit et que l’on ne voit pas!
Onze heures!… Où est Rouletabille?… Son lit n’est pas défait… Je m’habille à la hâte et je trouve mon ami dans la baille. Il me prend sous le bras et m’entraîne dans la grande salle de la Louve. Là, je suis tout étonné de trouver, bien qu’il ne soit pas encore l’heure de déjeuner, tant de monde réuni. M. et Mme Darzac sont là. Il me semble que Mr Arthur Rance a une attitude extraordinairement froide. Sa poignée de main est glacée. Aussitôt que nous sommes arrivés, Mrs. Edith, du coin sombre où elle est nonchalamment étendue, nous salue de ces mots: «Ah! voici M. Rouletabille avec son ami Sainclair. Nous allons savoir ce qu’il veut». À quoi Rouletabille répond en s’excusant de nous avoir tous fait venir à cette heure dans la Louve; mais il a, affirme-t-il, une si grave communication à nous faire qu’il n’a pas voulu la retarder d’une seconde. Le ton qu’il a pris pour nous dire cela est si sérieux que Mrs. Edith affecte de frissonner et simule une peur enfantine. Mais Rouletabille, que rien ne démonte, dit: «Attendez, madame, pour frissonner, de savoir de quoi il s’agit. J’ai à vous faire part d’une nouvelle qui n’est point gaie!» Nous nous regardons tous. Comme il a dit cela! J’essaye de lire sur le visage de M. et Mme Darzac leur «expression» du jour. Comment leur visage se tient-il depuis la nuit dernière? Très bien, ma foi, très bien!… On n’est pas plus «fermé». Mais qu’as-tu donc à nous dire, Rouletabille? Parle! Il prie ceux d’entre nous qui sont restés debout de s’asseoir et, enfin, il commence. Il s’adresse à Mrs. Edith.
«Et d’abord, madame, permettez-moi de vous apprendre que j’ai décidé de supprimer toute cette «garde» qui entourait le château d’Hercule comme d’une seconde enceinte, que j’avais jugée nécessaire à la sécurité de M. et de Mme Darzac, et que vous m’aviez laissé établir, bien qu’elle vous gênât, à ma guise avec tant de bonne grâce, et aussi, nous pouvons le dire, quelquefois avec tant de bonne humeur.
Cette directe allusion aux petites moqueries dont nous gratifiait Mrs. Edith quand nous montions la garde fait sourire Mr Arthur Rance et Mrs. Edith elle-même. Mais ni M. ni Mme Darzac ni moi ne sourions, car nous nous demandons avec un commencement d’anxiété où notre ami veut en venir.
«Ah! vraiment, vous supprimez la garde du château, monsieur Rouletabille! Eh bien, vous m’en voyez toute réjouie, non point qu’elle m’ait jamais gênée! fait Mrs. Edith avec une affectation de gaieté (affectation de peur, affectation de gaieté, je trouve Mrs. Edith très affectée et, chose curieuse, elle me plaît beaucoup ainsi), au contraire, elle m’a tout à fait intéressée à cause de mes goûts romanesques; mais, si je me réjouis de sa disparition, c’est qu’elle me prouve que M. et Mme Darzac ne courent plus aucun danger.
– Et c’est la vérité, madame, réplique Rouletabille, depuis cette nuit.»
Mme Darzac ne peut retenir un mouvement brusque que je suis le seul à apercevoir.
«Tant mieux! s’écrie Mrs. Edith. Et que le Ciel en soit béni! Mais comment mon mari et moi sommes-nous les derniers à apprendre une pareille nouvelle?… Il s’est donc passé cette nuit des choses intéressantes? Ce voyage nocturne de M. Darzac sans doute?… M. Darzac n’est-il pas allé à Castelar?»
Pendant qu’elle parlait ainsi, je voyais croître l’embarras de M. et de Mme Darzac. M. Darzac, après avoir regardé sa femme, voulut placer un mot, mais Rouletabille ne le lui permit pas.
«Madame, je ne sais pas où M. Darzac est allé cette nuit, mais il faut, il est nécessaire que vous sachiez une chose: c’est la raison pour laquelle M. et Mme Darzac ne courent plus aucun danger. Votre mari, madame, vous a mise au courant des affreux drames du Glandier et du rôle criminel qu’y joua…
– Frédéric Larsan… Oui, monsieur, je sais tout cela.
– Vous savez également, par conséquent, que nous ne faisions si bonne garde ici, autour de M. et de Mme Darzac, que parce que nous avions vu réapparaître ce personnage.
– Parfaitement.
– Eh bien, M. et Mme Darzac ne courent plus aucun danger, parce que ce personnage ne reparaîtra plus.
– Qu’est-il devenu?
– Il est mort!