– Quand?
– Cette nuit.
– Et comment est-il mort, cette nuit?
– On l’a tué, madame.
– Et où l’a-t-on tué?
– Dans la Tour Carrée!»
Nous nous levâmes tous à cette déclaration, dans une agitation bien compréhensible: M. et Mrs. Rance stupéfaits de ce qu’ils apprenaient, M. et Mme Darzac et moi, effarés de ce que Rouletabille n’avait pas hésité à le leur apprendre.
«Dans la Tour Carrée! s’écria Mrs. Edith… Et qui est-ce qui l’a tué?
– M. Robert Darzac!» fit Rouletabille, et il pria tout le monde de se rasseoir.
Chose étonnante, nous nous rassîmes comme si, dans un moment pareil, nous n’avions pas autre chose à faire qu’à obéir à ce gamin.
Mais presque aussitôt Mrs. Edith se releva et prenant les mains de M. Darzac, elle lui dit avec une force, une exaltation véritable cette fois-ci (décidément, aurais-je mal jugé Mrs. Edith en la trouvant affectée):
«Bravo, monsieur Robert! All right! You are a gentleman!»
Et elle se retourna vers son mari en s’écriant:
«Ah! voilà un homme! Il est digne d’être aimé!»
Alors, elle fit des compliments exagérés (mais c’était peut-être dans sa nature, après tout, d’exagérer ainsi toute chose) à Mme Darzac; elle lui promit une amitié indestructible; elle déclara qu’elle et son mari étaient tout prêts, dans une circonstance aussi difficile, à les seconder, elle et M. Darzac, qu’on pouvait compter sur leur zèle, leur dévouement et qu’ils étaient prêts à attester tout ce que l’on voudrait devant les juges.
«Justement, madame, interrompit Rouletabille, il ne s’agit point de juges et nous n’en voulons pas. Nous n’en avons pas besoin. Larsan était mort pour tout le monde avant qu’on ne le tuât cette nuit; eh bien, il continue à être mort, voilà tout! Nous avons pensé qu’il serait tout à fait inutile de recommencer un scandale dont M. et Mme Darzac et le professeur Stangerson ont été beaucoup trop déjà les innocentes victimes et nous avons compté pour cela sur votre complicité. Le drame s’est passé d’une façon si mystérieuse, cette nuit, que vous-mêmes, si nous n’avions pris la précaution de vous le faire connaître, eussiez pu ne jamais le soupçonner. Mais M. et Mme Darzac sont doués de sentiments trop élevés pour oublier ce qu’ils devaient à leurs hôtes en une pareille occurrence. La plus simple des politesses leur ordonnait de vous faire savoir qu’ils avaient tué quelqu’un chez vous, cette nuit! Quelle que soit, en effet, notre quasi-certitude de pouvoir dissimuler cette fâcheuse histoire à la justice italienne, on doit toujours prévoir le cas où un incident imprévu la mettrait au courant de l’affaire; et M. et Mme Darzac ont assez de tact pour ne point vouloir vous faire courir le risque d’apprendre un jour par la rumeur publique, ou par une descente de police, un événement aussi important qui s’est passé justement sous votre toit.»
Mr Arthur Rance, qui n’avait encore rien dit, se leva, tout blême.
«Frédéric Larsan est mort, fit-il. Eh bien, tant mieux! Nul ne s’en réjouira plus que moi; et, s’il a reçu, de la main même de M. Darzac, le châtiment de ses crimes, nul plus que moi n’en félicitera M. Darzac. Mais j’estime avant tout que c’est là un acte glorieux dont M. Darzac aurait tort de se cacher! Le mieux serait d’avertir la justice et sans tarder. Si elle apprend cette affaire par d’autres que par nous, voyez notre situation! Si nous nous dénonçons, nous faisons œuvre de justice, si nous nous cachons, nous sommes des malfaiteurs! On pourra tout supposer…»
À entendre Mr Rance, qui parlait en bégayant, tant il était ému de cette tragique révélation, on eût dit que c’était lui qui avait tué Frédéric Larsan… Lui qui, déjà, en était accusé par la justice… lui qui était traîné en prison.
«Il faut tout dire! Messieurs, il faut tout dire…»
Mrs. Edith ajouta:
«Je crois que mon mari a raison. Mais, avant de prendre une décision, il conviendrait de savoir comment les choses se sont passées.»
Et elle s’adressa directement à M. et Mme Darzac. Mais ceux-ci étaient encore sous le coup de la surprise que leur avait procurée Rouletabille en parlant, Rouletabille qui, le matin même, devant moi, leur promettait le silence et nous engageait tous au silence; aussi n’eurent-ils point une parole. Ils étaient comme en pierre dans leur fauteuil. Mr Arthur Rance répétait: «Pourquoi nous cacher? Il faut tout dire!»
Tout à coup, le reporter sembla prendre une résolution subite; je compris à ses yeux traversés d’un brusque éclair que quelque chose de considérable venait de se passer dans sa cervelle. Et il se pencha sur Arthur Rance. Celui-ci avait la main droite appuyée sur une canne à bec-de-corbin. Le bec en était d’ivoire et joliment travaillé par un ouvrier illustre de Dieppe. Rouletabille lui prit cette canne.
«Vous permettez? dit-il. Je suis très amateur du travail de l’ivoire et mon ami Sainclair m’a parlé de votre canne. Je ne l’avais pas encore remarquée. Elle est, en effet, fort belle. C’est une figure de Lambesse. Il n’y a point de meilleur ouvrier sur la côte normande.»
Le jeune homme regardait la canne et ne semblait plus songer qu’à la canne. Il la mania si bien qu’elle lui échappa des mains et vint tomber devant Mme Darzac. Je me précipitai, la ramassai et la rendis immédiatement à Mr Arthur Rance. Rouletabille me remercia avec un regard qui me foudroya. Et, avant d’être foudroyé, j’avais lu dans ce regard-là que j’étais un imbécile!
Mrs. Edith s’était levée, très énervée de l’attitude insupportable de «suffisance» de Rouletabille et du silence de M. et Mme Darzac.
«Chère, fit-elle à Mme Darzac, je vois que vous êtes très fatiguée. Les émotions de cette nuit épouvantable vous ont exténuée. Venez, je vous en prie, dans nos chambres, vous vous reposerez.
– Je vous demande bien pardon de vous retenir un instant encore, Mrs. Edith, interrompit Rouletabille, mais ce qui me reste à dire vous intéresse particulièrement.
– Eh bien, dites, monsieur, et ne nous faites pas languir ainsi.»
Elle avait raison. Rouletabille le comprit-il? Toujours est-il qu’il racheta la lenteur de ses prolégomènes par la rapidité, la netteté, le saisissant relief avec lequel il retraça les événements de la nuit. Jamais le problème du «corps de trop» dans la Tour Carrée ne devait nous apparaître avec plus de mystérieuse horreur! Mrs. Edith en était toute réellement (je dis réellement, ma foi) frissonnante. Quant à Arthur Rance, il avait mis le bout du bec de sa canne dans sa bouche et il répétait avec un flegme tout américain, mais avec une conviction impressionnante: «C’est une histoire du diable! C’est une histoire du diable! L’histoire du corps de trop est une histoire du diable!…»
Mais, disant cela, il regardait le bout de la bottine de Mme Darzac qui dépassait un peu le bord de sa robe. À ce moment-là seulement la conversation devint à peu près générale; mais c’était moins une conversation qu’une suite ou qu’un mélange d’interjections, d’indignations, de plaintes, de soupirs et de condoléances, aussi de demandes d’explications sur les conditions d’arrivée possible du «corps de trop», explications qui n’expliquaient rien et ne faisaient qu’augmenter la confusion générale. On parla aussi de l’horrible sortie du «corps de trop» dans le sac de pommes de terre et Mrs. Edith, à ce propos, réédita l’expression de son admiration pour le gentleman héroïque qu’était M. Robert Darzac. Rouletabille, lui, ne daigna point laisser tomber un mot dans tout ce gâchis de paroles. Visiblement, il méprisait cette manifestation verbale du désarroi des esprits, manifestation qu’il supportait avec l’air d’un professeur qui accorde quelques minutes de récréation à des élèves qui ont été bien sages. C’était là un de ses airs qui ne me plaisaient pas et que je lui reprochais quelquefois, sans succès d’ailleurs, car Rouletabille a toujours pris les airs qu’il a voulus.