Enfin, il jugea sans doute que la récréation avait assez duré, car il demanda brusquement à Mrs. Edith:
«Eh bien, Mrs. Edith! Pensez-vous toujours qu’il faille avertir la justice?
– Je le pense plus que jamais, répondit-elle. Ce que nous serions impuissants à découvrir, elle le découvrira certainement, elle! (Cette allusion voulue à l’impuissance intellectuelle de mon ami laissa celui-ci parfaitement indifférent.) Et je vous avouerai même une chose, monsieur Rouletabille, ajouta-t-elle, c’est que je trouve qu’on aurait pu l’avertir plus tôt, la justice! Cela vous eût évité quelques longues heures de garde et des nuits d’insomnie qui n’ont, en somme, servi à rien, puisqu’elle n’ont pas empêché celui que vous redoutiez tant de pénétrer dans la place!»
Rouletabille s’assit, domptant une émotion vive qui le faisait presque trembler, et, d’un geste qu’il voulait rendre évidemment inconscient, s’empara à nouveau de la canne que Mr Arthur Rance venait de poser contre le bras de son fauteuil. Je me disais: «Qu’est-ce qu’il veut faire de cette canne? Cette fois-ci, je n’y toucherai plus! Ah! je m’en garderai bien!…»
Jouant avec la canne, il répondit à Mrs. Edith qui venait de l’attaquer d’une façon aussi vive, presque cruelle.
«Mrs. Edith, vous avez tort de prétendre que toutes les précautions que j’avais prises pour la sécurité de M. et Mme Darzac ont été inutiles. Si elles m’ont permis de constater la présence inexplicable d’un corps de trop, elles m’ont également permis de constater l’absence peut-être moins inexplicable d’un corps de moins.»
Nous nous regardâmes tous encore, les uns cherchant à comprendre, les autres redoutant déjà de comprendre.
«Eh! Eh! répliqua Mrs. Edith, dans ces conditions, vous allez voir qu’il ne va plus y avoir de mystère du tout et que tout va s’arranger.» Et elle ajouta, dans la langue bizarre de mon ami, afin de s’en moquer: «Un corps de trop d’un côté, un corps de moins de l’autre! Tout est pour le mieux!»
– Oui, fit Rouletabille, et c’est bien ce qui est affreux, car ce corps de moins arrive tout à fait à temps pour nous expliquer le corps de trop, madame. Maintenant, madame, sachez que ce corps de moins est le corps de votre oncle, M. Bob!
– Le vieux Bob! s’écria-t-elle. Le vieux Bob a disparu!» Et nous criâmes tous avec elle:
«Le vieux Bob! Le vieux Bob a disparu!
– Hélas!» fit Rouletabille.
Et il laissa tomber la canne.
Mais la nouvelle de la disparition du vieux Bob avait tellement «saisi» les Rance et les Darzac que nous ne portâmes aucune attention à cette canne qui tombait.
«Mon cher Sainclair, soyez donc assez aimable pour ramasser cette canne», dit Rouletabille.
Ma foi, je l’ai ramassée, cependant que Rouletabille ne daignait même pas me dire merci et que Mrs. Edith, bondissant tout à coup comme une lionne sur M. Robert Darzac qui opéra un mouvement de recul très accentué, poussait une clameur sauvage:
«Vous avez tué mon oncle!»
Son mari et moi-même eurent de la peine à la maintenir et à la calmer. D’un côté, nous lui affirmions que ce n’était pas une raison parce que son oncle avait momentanément disparu pour qu’il eût disparu dans le sac tragique, et de l’autre nous reprochions à Rouletabille la brutalité avec laquelle il venait de nous faire apparaître une opinion qui, au surplus, ne pouvait encore être, dans son esprit inquiet, qu’une bien tremblante hypothèse. Et, nous ajoutâmes, en suppliant Mrs. Edith de nous écouter, que cette hypothèse ne pouvait en aucune façon être considérée par Mrs. Edith comme une injure, attendu qu’elle n’était possible qu’en admettant la supercherie d’un Larsan qui aurait pris la place de son respectable oncle. Mais elle ordonna à son mari de se taire et, me toisant du haut en bas, elle me dit:
«Monsieur Sainclair, j’espère, fermement même, que mon oncle n’a disparu que pour bientôt réapparaître; s’il en était autrement, je vous accuserais d’être le complice du plus lâche des crimes. Quant à vous, monsieur (elle s’était retournée vers Rouletabille), l’idée même que vous avez pu avoir de confondre un Larsan avec un vieux Bob me défend à jamais de vous serrer la main, et j’espère que vous aurez le tact de me débarrasser bientôt de votre présence!
– Madame! répliqua Rouletabille en s’inclinant très bas, j’allais justement vous demander la permission de prendre congé de votre grâce. J’ai un court voyage de vingt-quatre heures à faire. Dans vingt-quatre heures je serai de retour et prêt à vous aider dans les difficultés qui pourraient surgir, à la suite de la disparition de votre respectable oncle.
– Si dans vingt-quatre heures mon oncle n’est pas revenu, je déposerai une plainte entre les mains de la justice italienne, monsieur.
– C’est une bonne justice, madame; mais, avant d’y avoir recours, je vous conseillerai de questionner tous les domestiques en qui vous pourriez avoir quelque confiance, notamment Mattoni. Avez-vous confiance, madame, en Mattoni?
– Oui, monsieur, j’ai confiance en Mattoni.
– Eh bien, madame, questionnez-le!… Questionnez-le!… Ah! avant mon départ, permettez-moi de vous laisser cet excellent et historique livre…»
Et Rouletabille tira un livre de sa poche.
«Qu’est-ce que ça encore? demanda Mrs. Edith, superbement dédaigneuse.
– Ça, madame, c’est un ouvrage de M. Albert Bataille, un exemplaire de ses Causes criminelles et mondaines, dans lequel je vous conseille de lire les aventures, déguisements, travestissements, tromperies d’un illustre bandit dont le vrai nom est Ballmeyer.»
Rouletabille ignorait que j’avais déjà conté pendant deux heures les histoires extraordinaires de Ballmeyer à Mrs. Rance.
«Après cette lecture, continua-t-il, il vous sera loisible de vous demander si l’astuce criminelle d’un pareil individu aurait trouvé des difficultés insurmontables à se présenter devant vos yeux sous l’aspect d’un oncle que vos yeux n’auraient point vu depuis quatre ans (car il y avait quatre ans, madame, que vos yeux n’avaient point vu monsieur le vieux Bob quand vous avez trouvé ce respectable oncle au sein des pampas de l’Araucanie.) Quant aux souvenirs de Mr Arthur Rance, qui vous accompagnait, ils étaient beaucoup plus lointains et beaucoup plus susceptibles d’être trompés que vos souvenirs et votre cœur de nièce!… Je vous en conjure à genoux, madame, ne nous fâchons pas! La situation, pour nous tous, n’a jamais été aussi grave. Restons unis. Vous me dites de partir: je pars, mais je reviendrai; car, s’il fallait tout de même s’arrêter à l’abominable hypothèse de Larsan ayant pris la place de monsieur le vieux Bob, il nous resterait à chercher monsieur le vieux Bob lui-même; auquel cas je serais, madame, à votre disposition et toujours votre très humble et très obéissant serviteur.»
À ce moment, comme Mrs. Edith prenait une attitude de reine de comédie outragée, Rouletabille se tourna vers Arthur Rance et lui dit: