«Il faut agréer, monsieur Arthur Rance, pour tout ce qui vient de se passer, toutes mes excuses et je compte bien sur le loyal gentleman que vous êtes pour les faire agréer à Mrs. Arthur Rance. En somme, vous me reprochez la rapidité avec laquelle j’ai exposé mon hypothèse, mais veuillez vous souvenir, monsieur, que Mrs. Edith, il y a un instant encore, me reprochait ma lenteur!»
Mais Arthur Rance ne l’écoutait déjà plus. Il avait pris le bras de sa femme et tous deux se disposaient à quitter la pièce quand la porte s’ouvrit et le garçon d’écurie, Walter, le fidèle serviteur du vieux Bob, fit irruption au milieu de nous. Il était dans un état de saleté surprenant, entièrement recouvert de boue et les vêtements arrachés. Son visage en sueur, sur lequel se plaquaient les mèches de ses cheveux en désordre, reflétait une colère mêlée d’effroi qui nous fit craindre tout de suite quelque nouveau malheur. Enfin, il avait à la main une loque infâme qu’il jeta sur la table. Cette toile repoussante, maculée de larges taches d’un brun rougeâtre, n’était autre – nous le devinâmes immédiatement en reculant d’horreur – que le sac qui avait servi à emporter le corps de trop.
De sa voix rauque, avec des gestes farouches, Walter baragouinait déjà mille choses dans son incompréhensible anglais, et nous nous demandions tous, à l’exception d’Arthur Rance et de Mrs. Edith: «Qu’est-ce qu’il dit?… Qu’est-ce qu’il dit?…»
Et Arthur Rance l’interrompait de temps en temps, cependant que l’autre nous montrait des poings menaçants et regardait Robert Darzac avec des yeux de fou. Un instant, nous crûmes même qu’il allait s’élancer, mais un geste de Mrs. Edith l’arrêta net. Et Arthur Rance traduisit pour nous:
«Il dit que, ce matin, il a remarqué des taches de sang dans la charrette anglaise et que Toby était très fatigué de sa course de nuit. Cela l’a intrigué tellement qu’il a résolu tout de suite d’en parler au vieux Bob; mais il l’a cherché en vain. Alors, pris d’un sinistre pressentiment, il a suivi à la piste le voyage de nuit de la charrette anglaise, ce qui lui était facile à cause de l’humidité du chemin et de l’écartement exceptionnel des roues; c’est ainsi qu’il est parvenu jusqu’à une crevasse du vieux Castillon dans laquelle il est descendu, persuadé qu’il y trouverait le corps de son maître; mais il n’en a rapporté que ce sac vide qui a peut-être contenu le cadavre du vieux Bob, et, maintenant, revenu en toute hâte dans une carriole de paysan, il réclame son maître, demande si on l’a vu et accuse Robert Darzac d’assassinat si on ne le lui montre pas…»
Nous étions tous consternés. Mais, à notre grand étonnement, Mrs. Edith reconquit la première son sang-froid. Elle calma Walter en quelques mots, lui promit qu’elle lui montrerait, tout à l’heure, son vieux Bob, en excellente santé, et le congédia. Et elle dit à Rouletabille:
«Vous avez vingt-quatre heures, monsieur, pour que mon oncle revienne.
– Merci, madame, fit Rouletabille; mais, s’il ne revient pas, c’est moi qui ai raison!
– Mais, enfin, où peut-il être? s’écria-t-elle.
– Je ne pourrais point vous le dire, madame, maintenant qu’il n’est plus dans le sac!»
Mrs. Edith lui jeta un regard foudroyant et nous quitta, suivie de son mari. Aussitôt, Robert Darzac nous montra toute sa stupéfaction de l’histoire du sac. Il avait jeté le sac à l’abîme et le sac en revenait tout seul. Quant à Rouletabille il nous dit:
«Larsan n’est pas mort, soyez-en sûrs! Jamais la situation n’a été aussi effroyable, et il faut que je m’en aille!… Je n’ai pas une minute à perdre! Vingt-quatre heures! dans vingt-quatre heures, je serai ici… Mais jurez-moi, jurez-moi tous deux de ne point quitter ce château… Jurez-moi, Monsieur Darzac, que vous veillerez sur Mme Darzac, que vous lui défendrez, même par la force, si c’est nécessaire, toute sortie!… Ah! et puis… il ne faut plus que vous habitiez la Tour Carrée!… Non, il ne le faut plus!… À l’étage où habite M. Stangerson, il y a deux chambres libres. Il faut les prendre. C’est nécessaire… Sainclair, vous veillerez à ce déménagement-là… Aussitôt mon départ, ne plus remettre les pieds dans la Tour Carrée, hein? ni les uns ni les autres… Adieu! Ah! tenez! laissez-moi vous embrasser… tous les trois!…»
Il nous serra dans ses bras: M. Darzac d’abord, puis moi; et puis, en tombant sur le sein de la Dame en noir, il éclata en sanglots. Toute cette attitude de Rouletabille, malgré la gravité des événements, m’apparaissait incompréhensible. Hélas! combien je devais la trouver naturelle plus tard!
XV Les soupirs de la nuit.
Deux heures du matin. Tout semble dormir au château. Quel silence sur la terre et dans les cieux! Pendant que je suis à ma fenêtre, le front brûlant et le cœur glacé, la mer rend son dernier soupir et aussitôt la lune s’est arrêtée dans un ciel sans nuages. Les ombres ne tournent plus autour de l’astre des nuits. Alors, dans le grand sommeil immobile de ce monde, j’ai entendu les mots de la chanson lithuanienne: «Mais le regard cherchait en vain la belle inconnue qui s’était couvert la tête d’une vague et dont on n’a plus jamais entendu parler…» Ces paroles m’arrivent, claires et distinctes, dans la nuit immobile et sonore. Qui les prononce? Sa bouche à lui? sa bouche à elle? ou mon hallucinant souvenir? Ah çà! qu’est-ce que ce prince de la Terre-Noire vient faire sur la Côte d’Azur avec ses chansons lithuaniennes? Et pourquoi son image et ses chants me poursuivent-ils ainsi?
Pourquoi le supporte-t-elle? Il est ridicule avec ses yeux tendres et ses longs cils chargés d’ombre et ses chansons lithuaniennes! et moi aussi je suis ridicule! Aurais-je un cœur de collégien? Je ne le crois pas. J’aime mieux vraiment m’arrêter à cette hypothèse que ce qui m’agite dans la personnalité du prince Galitch est moins l’intérêt que lui porte Mrs. Edith que la pensée de l’autre!… Oui, c’est bien cela; dans mon esprit, le prince et Larsan viennent m’inquiéter ensemble. On ne l’a pas vu au château depuis le fameux déjeuner où il nous fut présenté, c’est-à-dire depuis l’avant-veille.
L’après-midi qui a suivi le départ de Rouletabille ne nous a rien apporté de nouveau. Nous n’avons pas de nouvelles de lui, pas plus que du vieux Bob. Mrs. Edith est restée enfermée chez elle, après avoir interrogé les domestiques et visité les appartements du vieux Bob et la Tour Ronde. Elle n’a pas voulu pénétrer dans l’appartement de Darzac. «C’est l’affaire de la justice», a-t-elle dit. Arthur Rance s’est promené une heure sur le boulevard de l’Ouest, et il paraissait fort impatient. Personne ne m’a parlé. Ni M. ni Mme Darzac ne sont sortis de la Louve. Chacun a dîné chez soi. On n’a pas vu le professeur Stangerson.
… Et, maintenant, tout semble dormir au château… Mais les ombres se reprennent à tourner autour de l’astre des nuits. Qu’est-ce que ceci, sinon l’ombre d’un canot qui se détache de l’ombre du fort et glisse maintenant sur le flot argenté? Quelle est cette silhouette qui se dresse, orgueilleuse, à l’avant, pendant qu’une autre ombre se courbe sur la rame silencieuse? C’est la tienne, Féodor Féodorowitch! Eh! voilà un mystère qui sera peut-être plus facile à pénétrer que celui de la Tour Carrée, ô Rouletabille! Et je crois que la cervelle de Mrs. Edith y suffirait…
Nuit hypocrite!… Tout semble dormir et rien ne dort, ni personne… Qui donc peut se vanter de pouvoir dormir au château d’Hercule? Croyez-vous que Mrs. Edith dort? Et M. et Mme Darzac, dorment-ils? Et pourquoi M. Stangerson, qui semble dormir tout éveillé, le jour, dormirait-il justement cette nuit-là, lui dont la couche n’a cessé d’être visitée, comme on dit, par la pâle insomnie depuis la révélation du Glandier? Et moi, est-ce que je dors?