… C’est Larsan! Je vous dis que c’est Larsan!…
Mais il s’arrête une seconde, regarde éperdument toutes ces choses endormies autour de lui, de lui dont la douleur veille solitaire, et il gémit, comme un pauvre malheureux homme qu’il est…
… C’est Darzac!…
Et puis, il est parti… Et je suis resté là, derrière un figuier, dans l’anéantissement de ce que j’avais osé penser!…
Combien de temps restai-je ainsi, prostré? Une heure? Deux heures? Quand je me relevai, j’avais les reins rompus et l’esprit très fatigué. Oh! très fatigué! J’étais allé, au cours de mes étourdissantes hypothèses, jusqu’à me demander si par hasard (par hasard!) le Larsan qui était dans le sac de pommes de terre dites «saucisses» ne s’était pas substitué au Darzac qui le conduisait, dans la petite voiture anglaise traînée par Toby aux gouffres du puits de Castillon!… Parfaitement, je voyais le corps à l’agonie ressuscitant tout à coup et priant M. Darzac d’aller prendre sa place. Il n’avait fallu, pour que je rejetasse loin de mon absurde cogitation cette supposition imbécile, rien moins que le rappel de la preuve absolue de son impossibilité, qui m’avait été donnée le matin même par une conversation très intime entre M. Darzac et moi, au sortir de notre cruelle séance dans la Tour Carrée, séance pendant laquelle avaient été si bien établis tous les termes du problème du corps de trop. À ce moment, je lui avais posé, à propos du prince Galitch, dont la falote image ne cessait de me poursuivre, quelques questions auxquelles il avait tout de suite répondu en faisant allusion à une autre conversation très scientifique que nous avions eue la veille, Darzac et moi, et qui n’avait pu matériellement être entendue de personne autre que de nous deux, au sujet de ce même prince Galitch. Lui seul connaissait cette conversation là, et il ne faisait point de doute, par cela même, que le Darzac qui me préoccupait tant aujourd’hui n’était autre que celui de la veille.
Si insensée que fût l’idée de cette substitution, on me pardonnera tout de même de l’avoir eue. Rouletabille en était un peu la cause avec ses façons de me parler de son père comme du Dieu de la métamorphose! Et j’en revins à la seule hypothèse possible – possible pour un Larsan qui aurait pris la place d’un Darzac – à celle de la substitution au moment du mariage, lors du retour du fiancé de Mlle Stangerson à Paris, après trois mois d’absence dans le Midi…
La plainte déchirante que Robert Darzac, se croyant seul, avait laissé échapper, tout à l’heure à mes côtés, ne parvenait point à chasser tout à fait cette idée-là… Je le voyais entrant à l’église Saint-Nicolas-du-Chardonnet, paroisse à laquelle il avait voulu que le mariage eût lieu… peut-être, pensai-je, parce qu’il n’y avait point d’église plus sombre à Paris…
Ah! on est très curieusement bête quand on se trouve, par une nuit lunaire, derrière un figuier de Barbarie, aux prises avec la pensée de Larsan!…
Très, très bête! me disais-je, en regagnant tout doucement, à travers les massifs de la baille, le lit qui m’attendait dans une petite chambre solitaire du Château Neuf… très bête… car, comme l’avait si bien dit Rouletabille… si Larsan avait été alors Darzac, il n’avait qu’à emporter sa belle proie et il ne se serait point complu à réapparaître à l’état de Larsan pour épouvanter Mathilde, et il ne l’aurait pas amenée au château fort d’Hercule, au milieu des siens, et il n’aurait pas pris la précaution désastreuse pour ses desseins de montrer à nouveau, dans la barque de Tullio, la figure menaçante de Roussel-Ballmeyer!
À ce moment, Mathilde lui appartenait, et c’est depuis ce moment qu’elle s’était reprise. La réapparition de Larsan ravissait définitivement la Dame en noir à Darzac, donc Darzac n’était pas Larsan! Mon Dieu! que j’ai mal à la tête… C’est la lune éblouissante, là-haut, qui m’a frappé douloureusement la cervelle… j’ai un coup de lune…
Et puis… et puis, n’était-il pas apparu à Arthur Rance lui-même, dans les jardins de Menton, alors que Darzac venait d’être «mis dans le train» qui le conduisait à Cannes, au-devant de nous! Si Arthur Rance avait dit vrai, je pouvais aller me coucher en toute tranquillité… Et pourquoi Arthur Rance eût-il menti?… Arthur Rance, encore un qui est amoureux de la Dame en noir, qui n’a pas cessé de l’être… Mrs. Edith n’est pas une sotte; elle a tout vu, Mrs. Edith!… Allons!… allons nous coucher…
J’étais encore sous la poterne du Jardinier et j’allais entrer dans la Cour du Téméraire quand il m’a semblé entendre quelque chose… on eût dit une porte que l’on refermait… cela avait fait comme un bruit de bois et de fer… de serrure… je passai vivement la tête hors de la poterne et je crus apercevoir une vague silhouette humaine près de la porte du Château Neuf, une silhouette, qui, aussitôt, s’était confondue avec l’ombre du Château Neuf elle-même; j’armai mon revolver et, en trois bonds, entrai dans l’ombre à mon tour… Mais je n’aperçus plus rien que l’ombre. La porte du Château Neuf était fermée et je croyais bien me rappeler que je l’avais laissée entrouverte. J’étais très ému, très anxieux… je ne me sentais pas seul… qui donc pouvait être autour de moi? Évidemment, si la silhouette existait en dehors de ma vision et de mon esprit troublés, elle ne pouvait plus être maintenant que dans le Château Neuf, car la Cour du Téméraire était déserte.
Je poussai avec précaution la porte, et entrai dans le Château Neuf. J’écoutai attentivement et sans faire le moindre mouvement au moins pendant cinq minutes… Rien!… je devais m’être trompé… Cependant je ne fis point craquer d’allumettes et, le plus silencieusement que je pus, je gravis l’escalier et gagnai ma chambre. Là, je m’enfermai et seulement respirai à l’aise…
Cette vision continuait cependant à m’inquiéter plus que je ne me l’avouais à moi-même, et, bien que je me fusse couché, je ne parvenais point à m’endormir. Enfin, sans que je pusse en suivre la raison, la vision de la silhouette et la pensée de Darzac-Larsan se mêlaient étrangement dans mon esprit déséquilibré…
Si bien que j’en étais arrivé à me dire: je ne serai tranquille que lorsque je me serai assuré que M. Darzac lui-même n’est pas Larsan! Et je ne manquerai point de le faire à la prochaine occasion.
Oui, mais comment?… Lui tirer la barbe?… Si je me trompe, il me prendra pour un fou ou il devinera ma pensée et elle ne sera point faite pour le consoler de tous les malheurs dont il gémit. Il ne manquerait plus à son infortune que d’être soupçonné d’être Larsan!
Soudain, je rejetai mes couvertures, je m’assis sur mon lit, et m’écriai:
«L’Australie!»
Je venais de me souvenir d’un épisode dont j’ai parlé au commencement de ce récit. On se rappelle que, lors de l’accident du laboratoire, j’avais accompagné M. Robert Darzac chez le pharmacien. Or, dans le moment qu’on le soignait, comme il avait dû ôter sa jaquette, la manche de sa chemise, dans un faux mouvement, s’était relevée jusqu’au coude et y avait été arrêtée pendant toute la séance, ce qui m’avait permis de constater que M. Darzac avait, près de la saignée du bras droit une large «tache de naissance» dont les contours semblaient curieusement suivre le dessin géographique de l’Australie. Mentalement, pendant que le pharmacien opérait, je n’avais pu m’empêcher de placer, sur ce bras, aux endroits qu’elles occupent sur la carte, Melbourne, Sydney, Adélaïde; et il y avait encore sous cette large tache une autre toute petite tache située dans les environs de la terre dite de Tasmanie.