Et quand, par hasard, plus tard, il m’était arrivé de penser à cet accident, à la séance chez le pharmacien et à la tache de naissance, j’avais toujours pensé aussi, par une liaison d’idées bien compréhensible, à l’Australie.
Et dans cette nuit d’insomnie, voilà que l’Australie encore m’apparaissait!…
Assis sur mon lit, j’avais eu à peine le temps de me féliciter d’avoir songé à une preuve aussi décisive de l’identité de Robert Darzac et je commençais à agiter la question de savoir comment je pourrais bien m’y prendre pour me la fournir à moi-même, quand un bruit singulier me fit dresser l’oreille… Le bruit se répéta… on eût dit que des marches craquaient sous des pas lents et précautionneux.
Haletant, j’allai à ma porte et, l’oreille à la serrure, j’écoutai. D’abord, ce fut le silence, et puis les marches craquèrent à nouveau… Quelqu’un était dans l’escalier, je ne pouvais plus en douter… et quelqu’un qui avait intérêt à dissimuler sa présence… je songeai à l’ombre que j’avais cru voir tout à l’heure en entrant dans la Cour du Téméraire… quelle pouvait être cette ombre, et que faisait-elle dans l’escalier? Montait-elle? Descendait-elle?…
Un nouveau silence… J’en profitai pour passer rapidement mon pantalon et, armé de mon revolver, je réussis à ouvrir ma porte sans la faire geindre sur ses gonds. Retenant mon souffle, j’avançai jusqu’à la rampe de l’escalier et j’attendis. J’ai dit l’état de délabrement dans lequel se trouvait le Château Neuf. Les rayons funèbres de la lune arrivaient obliquement par les hautes fenêtres qui s’ouvraient sur chaque palier et découpaient avec précision des carrés de lumière blême dans la nuit opaque de cette cage d’escalier qui était très vaste. La misère du château ainsi éclairée par endroits n’en paraissait que plus définitive. La ruine de la rampe de l’escalier, les barreaux brisés, les murs lézardés contre lesquels, çà et là, de vastes lambeaux de tapisserie pendaient encore, tout cela qui ne m’avait que fort peu impressionné dans le jour, me frappait alors étrangement, et mon esprit était tout prêt à me représenter ce décor lugubre du passé comme un lieu propice à l’apparition de quelque fantôme… Réellement, j’avais peur… L’ombre, tout à l’heure, m’avait si bien glissé entre les doigts… car j’avais bien cru la toucher… Tout de même, un fantôme peut se promener dans un vieux château sans faire craquer des marches d’escalier… Mais elles ne craquaient plus…
Tout à coup, comme j’étais penché au-dessus de la rampe, je revis l’ombre!… elle était éclairée d’une façon éclatante… de telle sorte que d’ombre qu’elle était elle était devenue lueur. La lune l’avait allumée comme un flambeau… Et je reconnus Robert Darzac!
Il était arrivé au rez-de-chaussée et traversait le vestibule en levant la tête vers moi comme s’il sentait peser mon regard sur lui. Instinctivement, je me rejetai en arrière. Et puis, je revins à mon poste d’observation juste à temps pour le voir disparaître dans un couloir qui conduisait à un autre escalier desservant l’autre partie du bâtiment. Que signifiait ceci? Qu’est-ce que Robert Darzac faisait la nuit dans le Château Neuf? Pourquoi prenait-il tant de précautions pour n’être point vu? Mille soupçons me traversèrent l’esprit, ou plutôt toutes les mauvaises pensées de tout à l’heure me ressaisirent avec une force extraordinaire et, sur les traces de Darzac, je m’élançai à la découverte de l’Australie.
J’eus tôt fait d’arriver au corridor au moment même où il le quittait et commençai de gravir, toujours fort prudemment, les degrés vermoulus du second escalier. Caché dans le corridor, je le vis s’arrêter au premier palier, et pousser une porte. Et puis je ne vis plus rien; il était rentré dans l’ombre et peut-être dans la chambre. Je grimpai jusqu’à cette porte qui était refermée et, sûr qu’il était dans la chambre, je frappai trois petits coups. Et j’attendis. Mon cœur battait à se rompre. Toutes ces chambres étaient inhabitées, abandonnées… Qu’est-ce que M. Robert Darzac venait faire dans l’une de ces chambres-là?…
J’attendis deux minutes qui me parurent interminables, et, comme personne ne me répondait, comme la porte ne s’ouvrait pas, je frappai à nouveau et j’attendis encore… alors, la porte s’ouvrit et Robert Darzac me dit de sa voix la plus naturelle:
«C’est vous, Sainclair? Que me voulez-vous, mon ami?…
– Je veux savoir, fis-je – et ma main serrait au fond de ma poche mon revolver, et ma voix, à moi, était comme étranglée, tant, au fond, j’avais peur – je veux savoir ce que vous faites ici, à une pareille heure…»
Tranquillement, il craqua une allumette, et dit:
«Vous voyez!… je me préparais à me coucher…»
Et il alluma une bougie que l’on avait posée sur une chaise, car il n’y avait même pas, dans cette chambre délabrée, une pauvre table de nuit. Un lit dans un coin, un lit de fer que l’on avait dû apporter là dans la journée, composait tout l’ameublement.
«Je croyais que vous deviez coucher, cette nuit, à côté de Mme Darzac et du professeur, au premier étage de la Louve…
– L’appartement était trop petit; j’aurais pu gêner Mme Darzac, fit amèrement le malheureux… J’ai demandé à Bernier de me donner un lit ici… Et puis, peu m’importe où je couche puisque je ne dors pas…»
Nous restâmes un instant silencieux. J’avais tout à fait honte de moi et de mes «combinaisons» saugrenues. Et, franchement, mon remords était tel que je ne pus en retenir l’expression. Je lui avouai tout: mes infâmes soupçons, et comment j’avais bien cru, en le voyant errer si mystérieusement de nuit dans le Château Neuf, avoir affaire à Larsan, et comment je m’étais décidé à aller à la découverte de l’Australie. Car, je ne lui cachai même pas que j’avais mis un instant tout mon espoir dans l’Australie.
Il m’écoutait avec la face la plus douloureuse du monde et, tranquillement, il releva sa manche et, approchant son bras nu de la bougie, il me montra la «tache de naissance» qui devait me faire rentrer «dans mes esprits». Je ne voulais point la voir, mais il insista pour que je la touchasse, et je dus constater que c’était là une tache très naturelle et sur laquelle on eût pu mettre des petits points avec des noms de ville: Sidney, Melbourne, Adélaïde… et, en bas, il y avait une autre petite tache qui représentait la Tasmanie…
«Vous pouvez frotter, fit-il encore de sa voix absolument désabusée… ça ne s’en va pas!…»
Je lui demandai encore pardon, les larmes aux yeux, mais il ne voulut me pardonner que lorsqu’il m’eut forcé à lui tirer la barbe, laquelle ne me resta point dans la main…
Alors, seulement, il me permit d’aller me recoucher, ce que je fis en me traitant d’imbécile.
XVII Terrible aventure du vieux Bob.
Quand je me réveillai, ma première pensée courut encore à Larsan. En vérité, je ne savais plus que croire, ni moi ni personne, ni sur sa mort ni sur sa vie. Était-il moins blessé qu’on ne l’avait cru?… Que dis-je? était-il moins mort qu’on ne l’avait pensé? Avait-il pu s’enfuir du sac jeté par Darzac au gouffre de Castillon? Après tout, la chose était fort possible, ou plutôt l’hypothèse n’allait point au-dessus des forces humaines d’un Larsan, surtout depuis que Walter avait expliqué qu’il avait trouvé le sac à trois mètres de l’orifice de la crevasse, sur un palier naturel dont M. Darzac ne soupçonnait certainement pas l’existence quand il avait cru jeter la dépouille de Larsan à l’abîme…