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Ma seconde pensée alla à Rouletabille. Que faisait-il pendant ce temps? Pourquoi était-il parti? Jamais sa présence au fort d’Hercule n’avait été aussi nécessaire! S’il tardait à venir, cette journée ne se passerait point sans quelque drame entre les Rance et les Darzac!

C’est alors que l’on frappa à ma porte et que le père Bernier m’apporta justement un bref billet de mon ami qu’un petit voyou de la ville venait de déposer entre les mains du père Jacques. Rouletabille me disait: «Serai de retour ce matin. Levez-vous vite et soyez assez aimable pour aller me pêcher pour mon déjeuner de ces excellentes palourdes qui abondent sur les rochers qui précèdent la pointe de Garibaldi. Ne perdez pas un instant. Amitiés et merci. Rouletabille!» Ce billet me laissa tout à fait songeur, car je savais par expérience que, lorsque Rouletabille paraissait s’occuper de babioles, jamais son activité ne portait en réalité sur des objets plus considérables.

Je m’habillai à la hâte et, armé d’un vieux couteau que m’avait prêté le père Bernier, je me mis en mesure de contenter la fantaisie de mon ami. Comme je franchissais la porte du Nord, n’ayant rencontré personne à cette heure matinale – il pouvait être sept heures – je fus rejoint par Mrs. Edith à qui je fis part du petit «mot» de Rouletabille. Mrs. Edith – que l’absence prolongée du vieux Bob affolait tout à fait – le trouva «bizarre et inquiétant» et elle me suivit à la pêche aux palourdes. En route elle me confia que son oncle n’était point ennemi, de temps à autre, d’une petite fugue, et qu’elle avait, jusqu’à cette heure, conservé l’espoir que tout s’expliquerait par son retour; mais maintenant l’idée recommençait à lui enflammer la cervelle d’une affreuse méprise qui aurait fait le vieux Bob victime de la vengeance des Darzac!…

Elle proféra, entre ses jolies dents, une sourde menace contre la Dame en noir, ajouta que sa patience durerait jusqu’à midi et puis ne dit plus rien.

Nous nous mîmes à pêcher les palourdes de Rouletabille. Mrs. Edith avait les pieds nus; moi aussi. Mais les pieds nus de Mrs. Edith m’occupaient beaucoup plus que les miens. Le fait est que les pieds de Mrs. Edith, que j’ai découverts dans la mer d’Hercule, sont les plus délicats coquillages du monde, et qu’ils me firent si bien oublier les palourdes que ce pauvre Rouletabille s’en serait certainement passé à son déjeuner si la jeune femme n’avait montré un si beau zèle. Elle clapotait dans l’onde amère et glissait son couteau sous les rocs avec une grâce un peu énervée qui lui seyait plus que je ne saurais dire. Tout à coup, nous nous redressâmes tous deux et tendîmes l’oreille d’un même mouvement. On entendait des cris du côté des grottes. Au seuil même de celle de Roméo et Juliette, nous distinguâmes un petit groupe qui faisait des gestes d’appel. Poussés par le même pressentiment, nous regagnâmes à la hâte le rivage. Bientôt, nous apprenions qu’attirés par des plaintes, deux pêcheurs venaient de découvrir, dans un trou de la grotte de Roméo et Juliette, un malheureux qui y était tombé et qui avait dû y rester, de longues heures, évanoui.

… Nous ne nous étions pas trompés. C’était bien le vieux Bob qui était au fond du trou. Quand on l’eût tiré au bord de la grotte, dans la lumière du jour, il apparut certainement digne de pitié, tant sa belle redingote noire était salie, fripée, arrachée. Mrs. Edith ne put retenir ses larmes, surtout quand on se fut aperçu que le vieil homme avait une clavicule démise et un pied foulé, et il était si pâle qu’on eût pu croire qu’il allait mourir.

Heureusement il n’en fut rien. Dix minutes plus tard, il était, sur les ordres qu’il donna, étendu sur son lit dans sa chambre de la Tour Carrée. Mais peut-on imaginer que cet entêté refusa de se déshabiller et de quitter sa redingote avant l’arrivée des médecins? Mrs. Edith, de plus en plus inquiète, s’installait à son chevet; mais, quand arrivèrent les docteurs, le vieux Bob exigea de sa nièce qu’elle le quittât sur-le-champ et qu’elle sortît de la Tour Carrée. Et il en fit même fermer la porte.

Cette précaution dernière nous surprit beaucoup. Nous étions réunis dans la Cour du Téméraire, M. et Mme Darzac, Mr Arthur Rance et moi, ainsi que le père Bernier qui me guettait drôlement, attendant des nouvelles. Quand Mrs. Edith sortit de la Tour Carrée après l’arrivée des médecins, elle vint à nous et nous dit:

«Espérons que ça ne sera pas grave. Le vieux Bob est solide. Qu’est-ce que je vous avais dit! Je l’ai confessé: c’est un vieux farceur; il a voulu voler le crâne du prince Galitch! Jalousie de savant; nous rirons bien quand il sera guéri.»

Alors, la porte de la Tour Carrée s’ouvrit et Walter, le fidèle serviteur du vieux Bob, parut. Il était pâle, inquiet.

«Oh! Mademoiselle! dit-il. Il est plein de sang! Il ne veut pas qu’on le dise, mais il faut le sauver!…»

Mrs. Edith avait déjà disparu dans la Tour Carrée. Quant à nous, nous n’osions avancer. Bientôt elle réapparut:

«Oh! nous fit-elle… C’est affreux! Il a toute la poitrine arrachée.»

J’allai lui offrir mon bras pour qu’elle s’y appuyât, car, chose singulière, Mr Arthur Rance s’était, dans ce moment, éloigné de nous et se promenait sur le boulevard, les mains derrière le dos, en sifflotant. J’essayai de réconforter Mrs. Edith et je la plaignis, mais ni M. ni Mme Darzac ne la plaignirent.

Rouletabille arriva au château une heure après l’événement. Je guettais son retour du haut du boulevard de l’Ouest et, sitôt que je le vis sur le bord de la mer, je courus à lui. Il me coupa la parole dès ma première demande d’explication et me demanda tout de suite si j’avais fait une bonne pêche, mais je ne me trompais point à l’expression de son regard inquisiteur. Je voulus me montrer aussi malin que lui et je répondis:

«Oh! une très bonne pêche! j’ai repêché le vieux Bob!»

Il sursauta. Je haussai les épaules, car je croyais à de la comédie et je lui dis:

«Allons donc! Vous saviez bien où vous nous conduisiez avec votre pêche et votre dépêche!»

Il me fixa d’un air étonné:

«Vous ignorez certainement en ce moment quelle peut être la portée de vos paroles, mon cher Sainclair, sans quoi vous m’auriez évité la peine de protester contre une pareille accusation!

– Mais quelle accusation? m’écriai-je.

– Celle d’avoir laissé le vieux Bob au fond de la grotte de Roméo et Juliette, sachant qu’il y agonisait.

– Oh! oh! fis-je, calmez-vous et rassurez-vous: le vieux Bob n’est pas à l’agonie. Il a un pied foulé, une épaule démise, ça n’est pas grave et son histoire est la plus honnête du monde: il prétend qu’il voulait voler le crâne du prince Galitch!

– Quelle drôle d’idée!» ricana Rouletabille.

Il se pencha vers moi et, les yeux dans les yeux:

«Vous croyez à cette histoire-là, vous?… Et… c’est tout? Pas d’autres blessures?

– Si, fis-je. Il y a une autre blessure, mais les docteurs viennent de la déclarer sans gravité aucune. Il a la poitrine déchirée.

– La poitrine déchirée! reprit Rouletabille en me serrant nerveusement la main. Et comment est-elle déchirée, cette poitrine?

– Nous ne savons pas; nous ne l’avons pas vue. Le vieux Bob est d’une étrange pudeur. Il n’a point voulu quitter sa redingote devant nous; et sa redingote cachait si bien sa blessure que nous ne nous serions jamais douté de cette blessure-là si Walter n’était venu nous en parler, épouvanté qu’il était par le sang qu’elle avait répandu.»