«Que la police vienne donc, madame!… C’est vous qui l’aurez voulu!»
Mais Mrs. Edith le foudroie d’un éclair de ses yeux noirs. Et je sais ce qu’elle pense. Elle pense qu’elle hait Rouletabille qui a pu un instant la faire douter du vieux Bob. Pendant qu’on assassinait Bernier, est-ce que le vieux Bob n’était pas dans sa chambre, veillé par la mère Bernier elle-même?
Rouletabille, qui vient d’examiner avec lassitude la fermeture du puits, fermeture restée intacte, s’allonge sur la margelle de ce puits, comme sur un lit où il voudrait enfin goûter quelque repos et il dit encore, plus bas:
«Et qu’est-ce que vous lui direz, à la police?
– Tout!»
Mrs. Edith a prononcé ce mot-là, les dents serrées, rageusement. Rouletabille secoue la tête désespérément, et puis il ferme les yeux. Il me paraît écrasé, vaincu. M. Robert Darzac vient toucher Rouletabille à l’épaule. M. Robert Darzac veut fouiller la Tour Carrée, la Tour du Téméraire, le Château Neuf, toutes les dépendances de cette cour dont personne n’a pu s’échapper et où, logiquement, l’assassin doit se trouver encore. Le reporter, tristement, l’en dissuade. Est-ce que nous cherchons quelque chose, Rouletabille et moi? Est-ce que nous avons cherché au Glandier, après le phénomène de la dissociation de la matière, l’homme qui avait disparu de la galerie inexplicable? Non! non! je sais maintenant qu’il ne faut plus chercher Larsan avec ses yeux! Un homme vient d’être tué derrière nous. Nous l’entendons crier sous le coup qui le frappe. Nous nous retournons et nous ne voyons rien que de la lumière! Pour voir, il faut fermer les yeux, comme Rouletabille fait en ce moment. Mais justement ne voilà-t-il pas qu’il les rouvre? Une énergie nouvelle le redresse. Il est debout. Il lève vers le ciel son poing fermé.
«Ça n’est pas possible, s’écria-t-il, ou il n’y a plus de bon bout de la raison!»
Et il se jette par terre, et le revoilà à quatre pattes, le nez sur le sol, flairant chaque caillou, tournant autour du cadavre et de la mère Bernier qu’on a tenté en vain d’éloigner du corps de son mari, tournant autour du puits, autour de chacun de nous. Ah! c’est le cas de le dire: le revoilà tel qu’un porc cherchant sa nourriture dans la fange, et nous sommes restés à le regarder curieusement, bêtement, sinistrement. À un moment, il s’est relevé, a pris un peu de poussière et l’a jetée en l’air avec un cri de triomphe comme s’il allait faire naître de cette cendre l’image introuvable de Larsan. Quelle victoire nouvelle le jeune homme vient-il de remporter sur le mystère?… Qui lui fait, à l’instant, le regard si assuré? Qui lui a rendu le son de sa voix? Oui, le voilà revenu à l’ordinaire diapason quand il dit à M. Robert Darzac:
«Rassurez-vous, monsieur, rien n’est changé!»
Et, tourné vers Mrs. Edith:
«Nous n’avons plus, madame, qu’à attendre la police. J’espère qu’elle ne tardera pas!»
La malheureuse tressaille. Cet enfant, de nouveau, lui fait peur.
«Ah! oui, qu’elle vienne! Et qu’elle se charge de tout! Qu’elle pense pour nous! Tant pis! tant pis! Quoi qu’il arrive!» fait Mrs. Edith en me prenant le bras.
Et soudain, sous la poterne, nous voyons arriver le père Jacques, suivi de trois gendarmes. C’est le brigadier de La Mortola et deux de ses hommes qui, avertis par le prince Galitch, accourent sur le lieu du crime.
«Les gendarmes! les gendarmes! ils disent qu’il y a eu un crime! s’exclame le père Jacques qui ne sait rien encore.
– Du calme, père Jacques!» lui crie Rouletabille, et, quand le portier, essoufflé, se trouve auprès du reporter, celui-ci lui dit à voix basse:
«Rien n’est changé, père Jacques.»
Mais le père Jacques a vu le cadavre de Bernier.
«Rien qu’un cadavre de plus, soupire-t-il; c’est Larsan!
– C’est la fatalité», réplique Rouletabille. Larsan, la fatalité, c’est tout un. Mais que signifie ce rien n’est changé de Rouletabille, sinon que, autour de nous, malgré le cadavre incidentel de Bernier, tout continue de ce que nous redoutons, de ce dont nous frissonnons, Mrs. Edith et moi, et que nous ne savons pas?
Les gendarmes sont affairés et baragouinent autour du corps un jargon incompréhensible. Le brigadier nous annonce qu’on a téléphoné à deux pas de là à l’auberge Garibaldi où déjeune justement le delegato ou commissaire spécial de la gare de Vintimille. Celui-ci va pouvoir commencer l’enquête que continuera le juge d’instruction également averti.
Et le delegato arrive. Il est enchanté, malgré qu’il n’ait point pris le temps de finir de déjeuner. Un crime! un vrai crime! dans le château d’Hercule! Il rayonne! ses yeux brillent. Il est déjà tout affairé, tout «important». Il ordonne au brigadier de mettre un de ses hommes à la porte du château avec la consigne de ne laisser sortir personne. Et puis il s’agenouille auprès du cadavre. Un gendarme entraîne la mère Bernier, qui gémit plus fort que jamais dans la Tour Carrée. Le delegato examine la plaie. Il dit en très bon français: «Voilà un fameux coup de couteau!» Cet homme est enchanté. S’il tenait l’assassin sous la main, certes, il lui ferait ses compliments. Il nous regarde. Il nous dévisage. Il cherche peut-être parmi nous l’auteur du crime, pour lui signifier toute son admiration. Il se relève.
«Et comment cela est-il arrivé? fait-il, encourageant et goûtant déjà au plaisir d’avoir une bonne histoire bien criminelle. C’est incroyable! ajouta-t-il, incroyable!… Depuis cinq ans que je suis delegato, on n’a assassiné personne! M. le juge d’instruction…»
Ici il s’arrête, mais nous finissons la phrase:
«M. le juge d’instruction va être bien content!» Il brosse de la main la poussière blanche qui couvre ses genoux, il s’éponge le front, il répète: «C’est incroyable!» avec un accent du Midi qui double son allégresse. Mais il reconnaît, dans un nouveau personnage qui entre dans la cour, un docteur de Menton qui arrive justement pour continuer ses soins au vieux Bob.
«Ah! docteur! vous arrivez bien! Examinez-moi cette blessure-là et dites-moi ce que vous pensez d’un pareil coup de couteau! Surtout, autant que possible, ne changez pas le cadavre de place avant l’arrivée de M. le juge d’instruction.»
Le docteur sonde la plaie et nous donne tous les détails techniques que nous pouvions désirer. Il n’y a point de doute. C’est là le beau coup de couteau qui pénètre de bas en haut, dans la région cardiaque et dont la pointe a déchiré certainement un ventricule. Pendant ce colloque entre le delegato et le docteur, Rouletabille n’a point cessé de regarder Mrs. Edith, qui a pris décidément mon bras, cherchant auprès de moi un refuge. Ses yeux fuient les yeux de Rouletabille qui l’hypnotisent, qui lui ordonnent de se taire. Or, je sais qu’elle est toute tremblante de la volonté de parler.
Sur la prière du delegato, nous sommes entrés tous dans la Tour Carrée. Nous nous sommes installés dans le salon du vieux Bob où va commencer l’enquête et où nous racontons chacun à tour de rôle ce que nous avons vu et entendu. La mère Bernier est interrogée la première. Mais on n’en tire rien. Elle déclare ne rien savoir. Elle était enfermée dans la chambre du vieux Bob, veillant le blessé, quand nous sommes entrés comme des fous. Elle était là depuis plus d’une heure, ayant laissé son mari dans la loge de la Tour Carrée, en train de travailler à tresser une corde! Chose curieuse, je m’intéresse en ce moment moins à ce qui se passe sous mes yeux et à ce qui se dit qu’à ce que je ne vois pas et que j’attends… Mrs. Edith va-t-elle parler?… Elle regarde obstinément par la fenêtre ouverte. Un gendarme est resté auprès de ce cadavre sur la figure duquel on a posé un mouchoir. Mrs. Edith, comme moi, ne prête qu’une médiocre attention à ce qui se passe dans le salon devant le delegato. Son regard continue à faire le tour du cadavre.