Выбрать главу

Les exclamations du delegato nous font mal aux oreilles. Au fur et à mesure que nous nous expliquons, l’étonnement du commissaire italien grandit dans des proportions inquiétantes et il trouve naturellement le crime de plus en plus incroyable. Il est sur le point de le trouver impossible, quand c’est le tour de Mrs. Edith d’être interrogée.

On l’interroge… Elle a déjà la bouche ouverte pour répondre, quand on entend la voix tranquille de Rouletabille:

«Regardez au bout de l’ombre de l’eucalyptus.

– Qu’est-ce qu’il y a au bout de l’ombre de l’eucalyptus? demande le delegato.

– L’arme du crime!» réplique Rouletabille.

Il saute par la fenêtre, dans la cour, et ramasse parmi d’autres cailloux ensanglantés, un caillou brillant et aigu. Il le brandit à nos yeux.

Nous le reconnaissons: c’est «le plus vieux grattoir de l’humanité»!

XIX Rouletabille fait fermer les portes de fer.

L’arme du crime appartenait au prince Galitch, mais il ne faisait de doute pour personne que celle-ci lui avait été volée par le vieux Bob, et nous ne pouvions oublier qu’avant d’expirer, Bernier avait accusé Larsan d’être son assassin. Jamais l’image du vieux Bob et celle de Larsan ne s’étaient encore si bien mêlées dans nos esprits inquiets que depuis que Rouletabille avait ramassé dans le sang de Bernier le plus vieux grattoir de l’humanité. Mrs. Edith avait compris immédiatement que le sort du vieux Bob était désormais entre les mains de Rouletabille. Celui-ci n’avait que quelques mots à dire au delegato, relativement aux singuliers incidents qui avaient accompagné la chute du vieux Bob dans la grotte de Roméo et Juliette, à énumérer les raisons que l’on avait de craindre que le vieux Bob et Larsan fussent le même personnage, à répéter enfin l’accusation de la dernière victime de Larsan, pour que tous les soupçons de la justice se portassent sur la tête à perruque du géologue. Or, Mrs. Edith, qui n’avait point cessé de croire, tout dans le fond de son âme de nièce, que le vieux Bob présent était bien son oncle, mais s’imaginant comprendre tout à coup, grâce au grattoir meurtrier, que l’invisible Larsan accumulait autour du vieux Bob tous les éléments de sa perte, dans le dessein sans doute de lui faire porter le châtiment de ses crimes et aussi le poids dangereux de sa personnalité, – Mrs. Edith trembla pour le vieux Bob, pour elle-même; elle trembla d’épouvante au centre de cette trame comme un insecte au milieu de la toile où il vient de se prendre, toile mystérieuse tissée par Larsan, aux fils invisibles accrochés aux vieux murs du château d’Hercule. Elle eut la sensation que si elle faisait un mouvement – un mouvement des lèvres – ils étaient perdus tous deux, et que l’immonde bête de proie n’attendait que ce mouvement-là pour les dévorer. Alors, elle qui avait décidé de parler se tut, et ce fut à son tour de redouter que Rouletabille parlât. Elle me raconta plus tard l’état de son esprit à ce moment du drame, et elle m’avoua qu’elle eut alors la terreur de Larsan à un point que nous n’avions peut-être, nous-mêmes, jamais ressenti. Ce loup-garou, dont elle avait entendu parler avec un effroi qui l’avait d’abord fait sourire, l’avait ensuite intéressée lors de l’épisode de La Chambre Jaune, à cause de l’impossibilité où la justice avait été d’expliquer sa sortie; puis il l’avait passionnée lorsqu’elle avait appris le drame de la Tour Carrée, à cause de l’impossibilité où l’on était d’expliquer son entrée; mais là, là, dans le soleil de midi, Larsan avait tué, sous leurs yeux, dans un espace où il n’y avait qu’elle, Robert Darzac, Rouletabille, Sainclair, le vieux Bob et la mère Bernier, les uns et les autres assez loin du cadavre pour qu’ils n’eussent pu avoir frappé Bernier. Et Bernier avait accusé Larsan! Où Larsan? Dans le corps de qui? pour raisonner comme je le lui avais enseigné moi-même en lui racontant la «galerie inexplicable!» Elle était sous la voûte entre Darzac et moi, Rouletabille se tenant devant nous, quand le cri de la mort avait retenti au bout de l’ombre de l’eucalyptus, c’est-à-dire à moins de sept mètres de là! Quant au vieux Bob et à la mère Bernier, ils ne s’étaient point quittés, celle-ci surveillant celui-là! Si elle les écartait de son argument, il ne lui restait plus personne pour tuer Bernier. Non seulement cette fois on ignorait comment il était parti, comment il était arrivé, mais encore comment il avait été présent. Ah! elle comprit, elle comprit qu’il y avait des moments où, en songeant à Larsan, on pouvait trembler jusque dans les moelles.

Rien! Rien autour de ce cadavre que ce couteau de pierre qui avait été volé par le vieux Bob. C’était affreux, et c’était suffisant pour nous permettre de tout penser, de tout imaginer…

Elle lisait la certitude de cette conviction dans les yeux et dans l’attitude de Rouletabille et de M. Robert Darzac. Elle comprit cependant, aux premiers mots de Rouletabille, que celui-ci n’avait, présentement, d’autre but que de sauver le vieux Bob des soupçons de la justice.

Rouletabille se trouvait alors entre le delegato et le juge d’instruction qui venait d’arriver, et il raisonnait, le plus vieux grattoir de l’humanité à la main. Il semblait définitivement établi qu’il ne pouvait y avoir d’autres coupables, autour du mort, que les vivants dont j’ai fait quelques lignes plus haut l’énumération, quand Rouletabille prouva avec une rapidité de logique qui combla d’aise le juge d’instruction et désespéra le delegato que le véritable coupable, le seul coupable, était le mort lui-même. Les quatre vivants de la poterne et les deux vivants de la chambre du vieux Bob s’étant surveillés les uns les autres et ne s’étant pas perdus de vue, pendant qu’on tuait Bernier à quelques pas de là, il devenait nécessaire que ce on fût Bernier lui-même. À quoi le juge d’instruction, très intéressé, répliqua en nous demandant si quelqu’un de nous soupçonnait les raisons d’un suicide probable de Bernier; à quoi Rouletabille répondit que, pour mourir, on pouvait se passer du crime et du suicide et que l’accident suffisait pour cela. L’arme du crime, comme il appelait par ironie le plus vieux grattoir du monde, attestait par sa seule présence l’accident. Rouletabille ne voyait point un assassin préméditant son forfait avec le secours de cette vieille pierre. Encore moins eût-on compris que Bernier, s’il avait décidé son suicide, n’eût point trouvé d’autre arme pour son trépas que le couteau des troglodytes. Que si, au contraire, cette pierre, qui avait pu attirer son attention par sa forme étrange, avait été ramassée par le père Bernier, que si elle s’était trouvée dans sa main au moment d’une chute, le drame alors s’expliquait, et combien simplement. Le père Bernier était tombé si malheureusement sur ce caillou effroyablement triangulaire qu’il s’en était percé le cœur. Sur quoi le médecin fut appelé à nouveau, la plaie redécouverte et confrontée avec l’objet fatal, d’où une conclusion scientifique s’imposa, celle de la blessure faite par l’objet. De là à l’accident, après l’argumentation de Rouletabille, il n’y avait qu’un pas. Les juges mirent six heures à le franchir. Six heures pendant lesquelles ils nous interrogèrent sans lassitude et sans résultat.