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Quant à Mrs. Edith et à votre serviteur, après quelques tracas inutiles et vaines inquisitions, pendant que les médecins soignaient le vieux Bob, nous nous assîmes dans le salon qui précédait sa chambre et d’où venaient de partir les magistrats. La porte de ce salon qui donnait sur le couloir de la Tour Carrée était restée ouverte. Par là, nous entendions les gémissements de la mère Bernier qui veillait le corps de son mari que l’on avait transporté dans la loge. Entre ce cadavre et ce blessé aussi inexplicables, ma foi, l’un que l’autre, en dépit des efforts de Rouletabille, notre situation, à Mrs. Edith et à moi, était, il faut l’avouer, des plus pénibles, et tout l’effroi de ce que nous avions vu se doublait dans le tréfonds de nous-mêmes de l’épouvante de ce qui nous restait à voir. Mrs. Edith me saisit tout à coup la main:

«Ne me quittez pas! ne me quittez pas! fit-elle, je n’ai plus que vous. Je ne sais où est le prince Galitch, et je n’ai point de nouvelles de mon mari. C’est cela qui est horrible! Il m’a laissé un mot me disant qu’il était allé à la recherche de Tullio. Mr Rance ne sait même pas, à l’heure actuelle, que l’on a assassiné Bernier. A-t-il vu le Bourreau de la mer? C’est du Bourreau de la mer, c’est de Tullio seulement que j’attends maintenant la vérité! Et pas une dépêche!… C’est atroce!…»

À partir de cette minute où elle me prit la main avec tant de confiance et où elle la garda un instant dans les siennes, je fus à Mrs. Edith de toute mon âme, et je ne lui cachai point qu’elle pouvait compter sur mon entier dévouement. Nous échangeâmes ces quelques propos inoubliables à voix basse, pendant que passaient et repassaient dans la cour les ombres rapides des gens de justice, tantôt précédés, tantôt suivis de Rouletabille et de M. Darzac. Rouletabille ne manquait point de jeter un coup d’œil de notre côté chaque fois qu’il en avait l’occasion. La fenêtre était restée ouverte.

«Oh! il nous surveille! fit Mrs. Edith. À merveille! Il est probable que nous le gênons, lui et M. Darzac, en restant ici. Mais c’est une place que nous ne quitterons point, quoi qu’il arrive, n’est-ce pas, Monsieur Sainclair?

– Il faut être reconnaissant à Rouletabille, osai-je dire, de son intervention et de son silence relativement au plus vieux grattoir de l’humanité. Si les juges apprenaient que ce poignard de pierre appartient à votre oncle vieux Bob, qui pourrait prévoir où tout cela s’arrêterait!… S’ils savaient également que Bernier, en mourant, a accusé Larsan, l’histoire de l’accident deviendrait plus difficile!»

Et j’appuyais sur ces derniers mots.

«Oh! répliqua-t-elle avec violence. Votre ami a autant de bonnes raisons de se taire que moi! Et je ne redoute qu’une chose, voyez-vous!… Oui, oui, je ne redoute qu’une chose…

– Quoi? Quoi?…»

Elle s’était levée, fébrile…

«Je redoute qu’il n’ait sauvé mon oncle de la justice que pour mieux le perdre!…

– Pouvez-vous bien croire cela? interrogeai-je sans conviction.

– Eh! j’ai bien cru lire cela tout à l’heure dans les yeux de vos amis… Si j’étais sûre de ne m’être point trompée, j’aimerais encore mieux avoir affaire à la justice!…»

Elle se calma un peu, parut rejeter une stupide hypothèse, et puis me dit:

«Enfin, il faut toujours être prêt à tout, et je saurai le défendre jusqu’à la mort!…»

Sur quoi, elle me montra un petit revolver qu’elle cachait sous sa robe.

«Ah! s’écria-t-elle, pourquoi le prince Galitch n’est-il point là?

– Encore! m’exclamai-je avec colère.

– Est-il vrai que vous soyez prêt à me défendre, moi? me demanda-t-elle en plongeant dans mes yeux son regard troublant.

– J’y suis prêt.

– Contre tout le monde?»

J’hésitai. Elle répéta:

«Contre tout le monde?

– Oui.

– Contre votre ami?

– S’il le faut!» fis-je en soupirant, et je passai ma main sur mon front en sueur.

«C’est bien! Je vous crois, fit-elle. En ce cas, je vous laisse ici quelques minutes. Vous surveillerez cette porte, pour moi!»

Et elle me montrait la porte derrière laquelle reposait le vieux Bob. Puis elle s’enfuit. Où allait-elle? Elle me l’avoua plus tard! Elle courait à la recherche du prince Galitch! Ah! femme! femme!…

Elle n’eut point plutôt disparu sous la poterne que je vis Rouletabille et M. Darzac entrer dans le salon. Ils avaient tout entendu. Rouletabille s’avança vers moi et ne me cacha point qu’il était au courant de ma trahison.

«Voilà un bien gros mot, fis-je, Rouletabille. Vous savez que je n’ai point pour habitude de trahir personne… Mrs. Edith est réellement à plaindre et vous ne la plaignez pas assez, mon ami…

– Et vous, vous la plaignez trop!…»

Je rougis jusqu’au bout des oreilles. J’étais prêt à quelque éclat. Mais Rouletabille me coupa la parole d’un geste sec:

«Je ne vous demande plus qu’une chose, qu’une seule, vous entendez! c’est que, quoi qu’il arrive… quoi qu’il arrive… Vous ne nous adressiez plus la parole, à M. Darzac et à moi!

– Ce sera une chose facile!» répliquai-je, sottement irrité, et je lui tournai le dos.

Il me sembla qu’il eut alors un mouvement pour rattraper les mots de sa colère.

Mais, dans ce moment même, les juges, sortant du Château Neuf, nous appelèrent. L’enquête était terminée. L’accident, à leurs yeux, après la déclaration du médecin, n’était plus douteux, et telle fut la conclusion qu’ils donnèrent à cette affaire. Ils quittaient donc le château. M. Darzac et Rouletabille sortirent pour les accompagner. Et comme j’étais resté accoudé à la fenêtre qui donnait sur la Cour du Téméraire, assailli de mille sinistres pressentiments et attendant avec une angoisse croissante le retour de Mrs. Edith, cependant qu’à quelques pas de moi, dans sa loge où elle avait allumé deux bougies mortuaires, la mère Bernier continuait à psalmodier en gémissant auprès du cadavre de son mari la prière des trépassés, j’entendis tout à coup passer dans l’air du soir, au-dessus de ma tête, comme un coup de gong formidable, quelque chose comme une clameur de bronze; et je compris que c’était Rouletabille qui faisait fermer les portes de fer!

Une minute ne s’était pas écoulée, que je voyais accourir, dans un effarement désordonné, Mrs. Edith qui se précipitait vers moi comme vers son seul refuge…

… Puis je vis apparaître M. Darzac…

… Puis Rouletabille, qui avait à son bras la Dame en noir…

XX Démonstration corporelle de la possibilité du «corps de trop»!

Rouletabille et la Dame en noir pénétrèrent dans la Tour Carrée. Jamais la démarche de Rouletabille n’avait été aussi solennelle. Et elle eût pu faire sourire si, en vérité, dans ce moment tragique, elle ne nous eût tout à fait inquiétés. Jamais magistrat ou procureur, traînant la pourpre ou l’hermine, n’était entré dans le prétoire, où l’accusé l’attendait, avec plus de menaçante et tranquille majesté. Mais je crois bien aussi que jamais juge n’avait été aussi pâle.