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Quant à la Dame en noir, il était visible qu’elle faisait un effort inouï pour dissimuler le sentiment d’effroi qui perçait, malgré tout, dans son regard troublé, pour nous cacher l’émotion qui lui faisait fébrilement serrer le bras de son jeune compagnon. Robert Darzac, lui aussi, avait la mine sombre et tout à fait résolue d’un justicier. Mais ce qui, pardessus tout, ajouta à notre émoi, fut l’apparition du père Jacques, de Walter et de Mattoni dans la Cour du Téméraire. Ils étaient tous trois armés de fusils et vinrent se placer en silence devant la porte d’entrée de la Tour Carrée où ils reçurent, de la bouche de Rouletabille, avec une passivité toute militaire, la consigne de ne laisser sortir personne du Vieux Château. Mrs. Edith, au comble de la terreur, demanda à Mattoni et à Walter, qui lui étaient particulièrement fidèles, ce que pouvait bien signifier une pareille manœuvre, et qui elle menaçait; mais, à mon grand étonnement, ils ne lui répondirent pas. Alors, elle s’en fut se placer héroïquement au travers de la porte qui donnait accès dans le salon du vieux Bob, et, les deux bras étendus comme pour barrer le passage, elle s’écria d’une voix rauque:

«Qu’est-ce que vous allez faire? Vous n’allez pourtant pas le tuer?…

– Non, madame, répliqua sourdement Rouletabille. Nous allons le juger… Et pour être plus sûrs que les juges ne seront point des bourreaux, nous allons jurer sur le cadavre du père Bernier, après avoir déposé nos armes, que nous n’en gardons aucune sur nous.»

Et il nous entraîna dans la chambre mortuaire où la mère Bernier continuait de gémir au chevet de son époux qu’avait tué le plus vieux grattoir de l’humanité. Là, nous nous débarrassâmes tous de nos revolvers et nous fîmes le serment qu’exigeait Rouletabille. Mrs. Edith, seule, fit des difficultés pour se défaire de l’arme que Rouletabille n’ignorait point qu’elle cachait sous ses vêtements. Mais, sur les instances du reporter qui lui fit entendre que ce désarmement général ne pouvait que la tranquilliser, elle finit par y consentir.

Rouletabille, reprenant alors le bras de la Dame en noir, revint, suivi de nous tous, dans le corridor; mais, au lieu de se diriger vers l’appartement du vieux Bob, comme nous nous y attendions, il alla tout droit à la porte qui donnait accès dans la chambre du corps de trop. Et, tirant la petite clef spéciale dont j’ai déjà parlé, il ouvrit cette porte.

Nous fûmes très étonnés, en pénétrant dans l’ancien appartement de M. et de Mme Darzac, de voir, sur la table-bureau de M. Darzac, la planche à dessin, le lavis auquel celui-ci avait travaillé, aux côtés du vieux Bob, dans son cabinet de la Cour du Téméraire, et aussi le petit godet plein de peinture rouge, et, y trempant, le petit pinceau. Enfin, au milieu du bureau, se tenait, fort convenablement, reposant sur sa mâchoire ensanglantée, le plus vieux crâne de l’humanité.

Rouletabille ferma la porte aux verrous et nous dit, assez ému, pendant que nous le considérions avec stupeur:

«Asseyez-vous, mesdames et messieurs, je vous en prie.»

Des chaises étaient disposées autour de la table et nous y prîmes place, en proie à un malaise grandissant, je dirais même à une extrême défiance. Un secret pressentiment nous avertissait que tous ces objets familiers aux dessinateurs pouvaient cacher sous leur tranquille banalité apparente, les raisons foudroyantes du plus redoutable des drames. Et puis, le crâne semblait rire comme le vieux Bob.

«Vous constaterez, fit Rouletabille, qu’il y a ici, auprès de cette table, une chaise de trop et, par conséquent, un corps de moins, celui de Mr Arthur Rance, que nous ne pouvons attendre plus longtemps.

– Il possède peut-être, en ce moment, la preuve de l’innocence du vieux Bob! fit observer Mrs. Edith que tous ces préparatifs avaient troublée plus que personne. Je demande à Madame Darzac de se joindre à moi pour supplier ces messieurs de ne rien faire avant le retour de mon mari!…»

La Dame en noir n’eut pas à intervenir, car Mrs. Edith parlait encore que nous entendîmes derrière la porte du corridor un grand bruit; et des coups furent frappés, pendant que la voix d’Arthur Rance nous suppliait de «lui ouvrir» tout de suite. Il criait:

«J’apporte la petite épingle à tête de rubis!»

Rouletabille ouvrit la porte:

«Arthur Rance! dit-il, vous voilà donc enfin!…»

Le mari de Mrs. Edith semblait désespéré:

«Qu’est-ce que j’apprends? Qu’y a-t-il?… Un nouveau malheur?… Ah! j’ai bien cru que j’arriverais trop tard quand j’ai vu les portes de fer fermées et que j’ai entendu dans la tour la prière des morts. Oui, j’ai cru que vous aviez exécuté le vieux Bob!»

Pendant ce temps, Rouletabille avait, derrière Arthur Rance, refermé la porte aux verrous.

«Le vieux Bob est vivant, et le père Bernier est mort! Asseyez-vous donc, monsieur,» fit poliment Rouletabille.

Arthur Rance, considérant, à son tour, avec étonnement, la planche à dessin, le godet pour la peinture, et le crâne ensanglanté, demanda:

«Qui l’a tué?»

Il daigna alors s’apercevoir que sa femme était là et il lui serra la main, mais en regardant la Dame en noir.

«Avant de mourir, Bernier a accusé Frédéric Larsan! répondit M. Darzac.

– Voulez-vous dire par là, interrompit vivement Mr Arthur Rance, qu’il a accusé le vieux Bob? Je ne le souffrirai plus! Moi aussi j’ai pu douter de la personnalité de notre bien-aimé oncle, mais je vous répète que je vous rapporte la petite épingle à tête de rubis!»

Que voulait-il dire, avec sa petite épingle à tête de rubis? Je me rappelais que Mrs. Edith nous avait raconté que le vieux Bob la lui avait prise des mains, alors qu’elle s’amusait à l’en piquer, le soir du drame du «corps de trop». Mais quelle relation pouvait-il y avoir entre cette épingle et l’aventure du vieux Bob? Arthur Rance n’attendit point que nous le lui demandions, et il nous apprit que cette petite épingle avait disparu en même temps que le vieux Bob, et qu’il venait de la retrouver entre les mains du Bourreau de la mer, reliant une liasse de bank-notes dont l’oncle avait payé, cette nuit-là, la complicité et le silence de Tullio qui l’avait conduit dans sa barque devant la grotte de Roméo et Juliette et qui s’en était éloigné à l’aurore, fort inquiet de n’avoir pas vu revenir son passager.

Et Arthur Rance conclut, triomphant:

«Un homme qui donne à un autre homme, dans une barque, une épingle à tête de rubis ne peut pas être, à la même heure, enfermé dans un sac de pommes de terre, au fond de la Tour Carrée!»

Sur quoi, Mrs. Edith:

«Et comment avez-vous eu l’idée d’aller à San Remo. Vous saviez donc que Tullio s’y trouvait?

– J’avais reçu une lettre anonyme m’avisant de son adresse, là-bas…

– C’est moi qui vous l’ai envoyée», fit tranquillement Rouletabille…

Et il ajouta, sur un ton glaciaclass="underline"

«Messieurs, je me félicite du prompt retour de Mr Arthur Rance. De cette façon, voilà réunis autour de cette table, tous les hôtes du château d’Hercule… pour lesquels ma démonstration corporelle de la possibilité du corps de trop peut avoir quelque intérêt. Je vous demande toute votre attention!»