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Mais Arthur Rance l’arrêta encore:

«Qu’entendez-vous par ces mots: Voilà réunis autour de cette table tous les hôtes pour lesquels la démonstration corporelle de la possibilité du corps de trop peut avoir quelque intérêt?

– J’entends, déclara Rouletabille, tous ceux parmi lesquels nous pouvons trouver Larsan!» La Dame en noir, qui n’avait encore rien dit, se leva, toute tremblante:

«Comment! gémit-elle dans un souffle… Larsan est donc parmi nous?…

– J’en suis sûr!» dit Rouletabille…

Il y eut un silence affreux pendant lequel nous n’osions pas nous regarder.

Le reporter reprit de son ton glacé:

«J’en suis sûr… Et c’est une idée qui ne doit pas vous surprendre, madame, car elle ne vous a jamais quittée!… Quant à nous, n’est-ce pas, messieurs, que la pensée nous en est arrivée tout à fait précise, le jour du déjeuner des binocles noirs sur la terrasse du Téméraire? Si j’en excepte Mrs. Edith, quel est celui de nous qui, à cette minute-là, n’a pas senti la présence de Larsan?

– C’est une question que l’on pourrait aussi bien poser au professeur Stangerson lui-même, répliqua aussitôt Arthur Rance. Car, du moment que nous commençons à raisonner de la sorte, je ne vois pas pourquoi le professeur, qui était de ce déjeuner, ne se trouve point à cette petite réunion…

– Mr Rance!… s’écria la Dame en noir.

– Oui, je vous demande pardon, reprit un peu honteusement le mari de Mrs. Edith… Mais Rouletabille a eu tort de généraliser et de dire: tous les hôtes du château d’Hercule…

– Le professeur Stangerson est si loin de nous par l’esprit, prononça avec sa belle solennité enfantine Rouletabille, que je n’ai point besoin de son corps… Bien que le professeur Stangerson, au château d’Hercule, ait vécu à nos côtés, il n’a jamais été «avec nous». Larsan, lui, ne nous a pas quittés!»

Cette fois, nous nous regardâmes à la dérobée, et l’idée que Larsan pouvait être réellement parmi nous me parut tellement folle qu’oubliant que je ne devais plus adresser la parole à Rouletabille:

«Mais, à ce déjeuner des binocles noirs, osai-je dire, il y avait encore un personnage que je ne vois pas ici…»

Rouletabille grogna en me jetant un mauvais coup d’œiclass="underline"

«Encore le prince Galitch! Je vous ai déjà dit, Sainclair, à quelle besogne le prince est occupé sur cette frontière… Et je vous jure bien que ce ne sont point les malheurs de la fille du professeur Stangerson qui l’intéressent! Laissez le prince Galitch à sa besogne humanitaire…

– Tout cela, fis-je observer assez méchamment, tout cela n’est point du raisonnement:

– Justement, Sainclair, vos bavardages m’empêchent de raisonner.»

Mais j’étais sottement lancé, et, oubliant que j’avais promis à Mrs. Edith de défendre le vieux Bob, je me repris à l’attaquer pour le plaisir de trouver Rouletabille en faute; du reste, Mrs. Edith m’en a longtemps gardé rancune.

«Le vieux Bob, prononçai-je avec clarté et assurance, en était aussi, du déjeuner des binocles noirs, et vous l’écartez d’emblée de vos raisonnements à cause de la petite épingle à tête de rubis. Mais cette petite épingle qui est là pour nous prouver que le vieux Bob a rejoint Tullio, qui se trouvait avec sa barque à l’orifice d’une galerie faisant communiquer la mer avec le puits, s’il faut en croire le vieux Bob, cette petite épingle ne nous explique pas comment le vieux Bob a pu, comme il le dit, prendre le chemin du puits, puisque nous avons retrouvé le puits extérieurement fermé!

– Vous! fit Rouletabille, en me fixant avec une sévérité qui me gêna étrangement. C’est vous qui l’avez retrouvé ainsi! mais moi, j’ai trouvé le puits ouvert! Je vous avais envoyé aux nouvelles auprès de Mattoni et du père Jacques. Quand vous êtes revenu, vous m’avez trouvé à la même place, dans la Tour du Téméraire, mais j’avais eu le temps de courir au puits et de constater qu’il était ouvert…

– Et de le refermer! m’écriai-je. Et pourquoi l’avez-vous refermé? Qui vouliez-vous donc tromper?

– Vous! monsieur!»

Il prononça ces deux mots avec un mépris si écrasant que le rouge m’en monta au visage. Je me levai. Tous les yeux étaient maintenant tournés de mon côté et, dans le même moment que je me rappelais la brutalité avec laquelle Rouletabille m’avait traité tout à l’heure devant M. Darzac, j’eus l’horrible sensation que tous les yeux qui étaient là me soupçonnaient, m’accusaient! Oui, je me suis senti enveloppé de l’atroce pensée générale que je pouvais être Larsan!

Moi! Larsan!

Je les regardais à tour de rôle. Rouletabille, lui-même, ne baissa pas les yeux quand les miens lui eurent dit la farouche protestation de tout mon être et mon indignation furibonde. La colère galopait dans mes veines en feu.

«Ah çà! m’écriai-je… Il faut en finir. Si le vieux Bob est écarté, si le prince Galitch est écarté, si le professeur Stangerson est écarté, il ne reste plus que nous, qui sommes enfermés dans cette salle, et si Larsan est parmi nous, montre-le donc, Rouletabille!»

Et je répétai avec rage, car ce jeune homme, avec ses yeux qui me perçaient, me mettait hors de moi et de toute bonne éducation:

«Montre-le donc! Nomme-le donc! Te voilà aussi lent qu’à la cour d’assises!…

– N’avais-je point des raisons, à la cour d’assises, pour être aussi lent que cela? répondit-il sans s’émouvoir.

– Tu veux donc encore lui permettre de s’échapper?…

– Non, je te jure que cette fois, il ne s’échappera pas!»

Pourquoi, en me parlant, son ton continuait-il d’être aussi menaçant? Est-ce que vraiment, vraiment, il croyait que Larsan était en moi? Mes yeux rencontrèrent alors ceux de la Dame en noir. Elle me considérait avec effroi!

«Rouletabille, fis-je, la voix étranglée, tu ne penses pas… tu ne soupçonnes pas!…»

À ce moment un coup de fusil retentit au dehors, tout près de la Tour Carrée, et nous sursautâmes tous, nous rappelant la consigne donnée par le reporter aux trois hommes d’avoir à tirer sur quiconque essayerait de sortir de la Tour Carrée. Mrs. Edith poussa un cri et voulut s’élancer, mais Rouletabille qui n’avait pas fait un geste, l’apaisa d’une phrase.

«Si l’on avait tiré sur lui, dit-il, les trois hommes eussent tiré! Et ce coup de feu n’est qu’un signal, celui qui me dit de «commencer!»

Et, tourné vers moi:

«Monsieur Sainclair, vous devriez savoir que je ne soupçonne jamais rien ni personne, sans m’être appuyé préalablement sur le «bon bout de la raison»! C’est un bâton solide qui ne m’a jamais failli en chemin et sur lequel je vous invite tous ici à vous appuyer avec moi!… Larsan est ici, parmi nous, et le bon bout de la raison va vous le montrer: rasseyez-vous donc tous, je vous prie, et ne me quittez pas des yeux, car je vais commencer sur ce papier la démonstration corporelle de la possibilité du corps de trop!»

* * *