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Auparavant, il s’en fut encore constater que, derrière lui, les verrous de la porte étaient bien tirés, puis, revenant à la table, il prit un compas.

«J’ai voulu faire ma démonstration, dit-il, sur les lieux mêmes où le corps de trop s’est produit. Elle n’en sera que plus irréfutable.»

Et, de son compas, il prit, sur le dessin de M. Darzac, la mesure du rayon du cercle qui figurait l’espace occupé par la Tour du Téméraire, ce qui lui permit de retracer immédiatement ce même cercle sur un morceau de papier blanc immaculé, qu’il avait fixé avec des punaises de cuivre sur la planche à dessin.

Quand ce cercle fut tracé, Rouletabille, déposant son compas, s’empara du godet à la peinture rouge et demanda à M. Darzac s’il reconnaissait là sa peinture. M. Darzac, qui, visiblement, pas plus que nous, ne comprenait rien aux faits et gestes du jeune homme, répondit qu’en effet c’était lui qui avait fabriqué cette peinture-là pour son lavis.

Une bonne moitié de la peinture s’était desséchée au fond du godet, mais, de l’avis de M. Darzac, la moitié qui restait devait, sur le papier, donner à peu de chose près la même teinte que celle dont il avait «lavé» le plan de la presqu’île d’Hercule.

«On n’y a pas touché! reprit avec une grande gravité Rouletabille, et cette peinture n’a été allongée que d’une larme. Du reste, vous verrez qu’une larme de plus ou de moins dans ce godet ne nuirait en rien à ma démonstration.»

Ce disant, il trempa le pinceau dans la peinture et se mit en mesure de «laver» tout l’espace occupé par le cercle qu’il avait préalablement tracé. Il le fit avec ce soin méticuleux qui m’avait déjà étonné, lorsque, dans la Tour du Téméraire, pour ma plus grande stupéfaction, il ne pensait qu’à dessiner pendant qu’on s’assassinait!…

Quand il eut fini, il regarda l’heure à son énorme oignon et il dit:

«Vous voyez, mesdames et messieurs, que la couche de peinture qui recouvre mon cercle, n’est ni plus ni moins épaisse que celle qui colore le cercle de M. Darzac. C’est, à peu de chose près, la même teinte.

– Sans doute, répondit M. Darzac, mais qu’est-ce que tout cela signifie?

– Attendez! répliqua le reporter. Il est bien entendu que ce plan, que cette peinture, c’est vous qui en êtes l’auteur!

– Dame! j’ai été assez mécontent de les retrouver en fâcheux état en rentrant avec vous dans le cabinet du vieux Bob, à notre sortie de la Tour Carrée. Le vieux Bob avait sali tout mon dessin en y faisant rouler son crâne!

– Nous y sommes!…» ponctua Rouletabille.

Et il prit, sur le bureau, le plus vieux crâne de l’humanité. Il le renversa et, en montrant la mâchoire toute rouge à M. Robert Darzac, il lui demanda encore:

«C’est bien votre idée que le rouge qui se trouve sur cette mâchoire n’est autre que le rouge qui a été enlevé à votre plan.

– Dame! il ne saurait y avoir de doute! Le crâne était encore sens dessus dessous sur mon plan quand nous entrâmes dans la Tour du Téméraire…

– Nous continuons donc à être tout à fait du même avis!» appuya le reporter.

Alors il se leva, gardant le crâne dans le creux de son bras, et il pénétra dans cette ouverture de la muraille, éclairée par une vaste croisée, garnie de barreaux, qui avait été une meurtrière pour canons autrefois et dont M. Darzac avait fait son cabinet de toilette. Là, il craqua une allumette et alluma sur une petite table une lampe à esprit de vin. Sur cette lampe, il disposa une casserole préalablement remplie d’eau. Le crâne n’avait pas quitté le creux de son bras.

Pendant toute cette bizarre cuisine, nous ne le quittions pas des yeux. Jamais l’attitude de Rouletabille ne nous avait paru aussi incompréhensible, ni aussi fermée, ni aussi inquiétante. Plus il nous donnait d’explications et plus il agissait, moins nous le comprenions. Et nous avions peur, parce que nous sentions que quelqu’un autour de nous, quelqu’un de nous avait peur! peur, plus qu’aucun de nous! Qui donc était celui-là? Peut-être le plus calme!

Le plus calme, c’est Rouletabille, entre son crâne et sa casserole.

Mais quoi! Pourquoi reculons-nous tous soudain d’un même mouvement? Pourquoi M. Darzac, les yeux agrandis par un effroi nouveau, pourquoi la Dame en noir, pourquoi Mr Arthur Rance, pourquoi moi-même, commençons-nous un cri… un nom qui expire sur nos lèvres: Larsan!… Où l’avons-nous donc vu?

Où l’avons-nous découvert, cette fois, nous qui regardons Rouletabille? Ah! ce profil, dans l’ombre rouge de la nuit commençante, ce front au fond de l’embrasure que vient ensanglanter le crépuscule comme au matin du crime est venue rougir ces murs la sanglante aurore! Oh! cette mâchoire dure et volontaire qui s’arrondissait tout à l’heure, douce, un peu amère, mais charmante dans la lumière du jour et qui, maintenant, se découpe sur l’écran du soir, mauvaise et menaçante! Comme Rouletabille ressemble à Larsan! Comme, dans ce moment, il ressemble à son père! c’est Larsan!

Autre émoi: au gémissement de sa mère, Rouletabille sort de ce cadre funèbre où il nous est apparu avec une figure de bandit et il vient à nous et il redevient Rouletabille. Nous en tremblons encore. Mrs. Edith, qui n’a jamais vu Larsan, ne peut pas comprendre. Elle me demande: «Que s’est-il passé?»

Rouletabille est là, devant nous, avec son eau chaude dans sa casserole, une serviette et son crâne. Et il nettoie son crâne.

C’est vite fait. La peinture a disparu. Il nous le fait constater. Alors, se plaçant devant le bureau, il reste en muette contemplation devant son propre lavis. Cela avait bien pris dix minutes, pendant lesquelles il nous avait ordonné, d’un signe, de garder le silence… dix minutes fort impressionnantes… Qu’attend-il donc?… Soudain, il saisit le crâne de la main droite et, avec le geste familier aux joueurs de boules, il le fait rouler à plusieurs reprises, sur son lavis; puis il nous montre le crâne et nous invite à constater qu’il ne porte la trace d’aucune peinture rouge. Rouletabille tire à nouveau sa montre.

«La peinture est sèche sur le plan, fait-il. Elle a mis un quart d’heure à sécher. Dans la journée du 11, nous avons vu entrer dans la Tour Carrée, À cinq heures, venant du dehors, M. Darzac. Or, M. Darzac, après être entré dans la Tour Carrée, et après avoir refermé derrière lui les verrous de sa chambre, nous a-t-il dit, n’en est ressorti que lorsque nous sommes venus l’y chercher passé six heures. Quant au vieux Bob, nous l’avons vu entrer dans la Tour Ronde À six heures, avec son crâne vierge de peinture!

«Comment cette peinture qui met seulement un quart d’heure à sécher est-elle, ce jour-là, encore assez fraîche, – plus d’une heure après que M. Darzac l’a quittée, – pour teindre le crâne du vieux Bob que celui-ci, d’un geste de colère, fait rouler sur le lavis en entrant dans la Tour Ronde? Il n’y a qu’une explication à cela et je vous défie d’en trouver une autre, c’est que le M. Darzac qui est entré dans la Tour Carrée À CINQ HEURES, et que nul n’a vu ressortir, n’est pas le même que celui qui venait de peindre dans la Tour Ronde avant l’arrivée du vieux Bob À SIX HEURES, que nous avons trouvé dans la chambre de la Tour Carrée sans l’y avoir vu entrer et avec qui nous sommes ressortis… En un mot: qu’il n’est pas le même que le M. Darzac ici présent devant nous! LE BON BOUT DE LA RAISON NOUS INDIQUE QU’IL Y A DEUX MANIFESTATIONS DARZAC!»