Alors, je pensai: «Quel malheur qu’il ne m’en ait pas parlé! Je lui aurais évité de la besogne et je lui aurais fait «découvrir l’Australie!»
M. Darzac s’était planté devant le reporter et répétait maintenant, avec une rage insistante: «Quelles excuses?… Quelles excuses?…
– Vous allez me comprendre, mon ami, fit le reporter avec un calme suprême. La première chose que je me suis dite, quand j’ai examiné les conditions de votre manifestation Darzac à vous, est celle-ci: «Bah! si c’était Larsan! la fille du professeur Stangerson s’en serait bien aperçue!» Évidemment, n’est-ce pas?… Évidemment!… Or, en examinant l’attitude de celle qui est devenue, à votre bras, Mme Darzac, j’ai acquis la certitude, monsieur, qu’elle vous soupçonnait tout le temps d’être Larsan.»
Mathilde, qui était retombée sur une chaise, trouva la force de se soulever et de protester d’un grand geste épeuré.
Quant à M. Darzac, son visage semblait plus que jamais ravagé par la souffrance. Il s’assit, en disant à mi-voix:
«Se peut-il que vous ayez pensé cela, Mathilde?…»
Mathilde baissa la tête et ne répondit pas.
Rouletabille, avec une cruauté implacable, et que, pour ma part, je ne pouvais excuser, continuait:
«Quand je me rappelle tous les gestes de Mme Darzac, depuis votre retour de San Remo, je vois maintenant dans chacun d’eux l’expression de la terreur qu’elle avait de laisser échapper le secret de sa peur, de sa perpétuelle angoisse… Ah! laissez-moi parler, Monsieur Darzac… Il faut que je m’explique ici, il le faut pour que tout le monde s’explique ici!… Nous sommes en train de «nettoyer la situation»!… Rien, alors, n’était naturel dans les façons d’être de Mlle Stangerson. La précipitation même qu’elle a mise à accéder à votre désir de hâter la cérémonie nuptiale prouvait le désir qu’elle avait de chasser définitivement le tourment de son esprit. Ses yeux, dont je me souviens, disaient alors, combien clairement: «Est-il possible que je continue à voir Larsan partout, même dans celui qui est à mes côtés, qui me conduit à l’autel, qui m’emporte avec lui!»
«À ce qu’il paraît qu’à la gare, monsieur, elle a jeté un adieu tout à fait déchirant! Elle criait déjà: «Au secours!» au secours contre elle, contre sa pensée!… et peut-être contre vous?… Mais elle n’osait exposer sa pensée à personne, parce qu’elle redoutait certainement qu’on lui dît…»
Et Rouletabille se pencha tranquillement à l’oreille de M. Darzac et lui dit tout bas, pas si bas que je ne l’entendisse, assez bas pour que Mathilde ne soupçonnât point les mots qui sortaient de sa bouche: «Est-ce que vous redevenez folle?»
Et, se reculant un peu:
«Alors, vous devez maintenant tout comprendre, mon cher Monsieur Darzac!… Et cette étrange froideur avec laquelle vous fûtes, par la suite, traité; et aussi, quelquefois, les remords qui, dans son hésitation incessante, poussaient Mme Darzac à vous entourer, par instants, des plus délicates attentions!… Enfin, permettez-moi de vous dire que je vous ai vu moi-même parfois si sombre, que j’ai pu penser que vous aviez découvert que Mme Darzac avait toujours au fond d’elle-même, en vous regardant, en vous parlant, en se taisant, la pensée de Larsan!… Par conséquent, entendons-nous bien… Ce n’est point cette idée «que la fille du professeur Stangerson s’en serait bien aperçu» qui pouvait chasser mes soupçons, puisque, malgré elle, elle s’en apercevait tout le temps! Non! Non!… Mes soupçons ont été chassés par autre chose!…
– Ils auraient pu l’être, s’écria, ironique, et désespéré, M. Darzac… ils auraient pu l’être par ce simple raisonnement que, si j’avais été Larsan, possédant Mlle Stangerson, devenue ma femme, j’avais tout intérêt à continuer à faire croire à la mort de Larsan! Et je ne me serais point ressuscité!… N’est-ce point du jour où Larsan est revenu au monde, que j’ai perdu Mathilde?…
– Pardon! monsieur, pardon! répliqua cette fois Rouletabille, qui était devenu plus blanc qu’un linge… Vous abandonnez encore une fois, si j’ose dire, le bon bout de la raison!… Car celui-ci nous montre tout le contraire de ce que vous croyez apercevoir!… Moi, j’aperçois ceci: c’est que, lorsqu’on a une femme qui croit ou qui est très près de croire que vous êtes Larsan, on a tout intérêt à lui montrer que Larsan existe en dehors de vous!»
En entendant cela, la Dame en noir se glissa contre la muraille, arriva haletante jusqu’aux côtés de Rouletabille, et dévora du regard la face de M. Darzac, qui était devenue effroyablement dure. Quant à nous, nous étions tous tellement frappés de la nouveauté et de l’irréfutabilité du commencement de raisonnement de Rouletabille que nous n’avions plus que l’ardent désir d’en connaître la suite, et nous nous gardâmes de l’interrompre, nous demandant jusqu’où pourrait aller une aussi formidable hypothèse! Le jeune homme, imperturbable, continuait…
«Mais si vous aviez intérêt à lui montrer que Larsan existait en dehors de vous, il est un cas où cet intérêt se transformait en une nécessité immédiate. Imaginez… je dis imaginez, mon cher Monsieur Darzac, que vous ayez réellement ressuscité Larsan, une fois, une seule, malgré vous, chez vous, aux yeux de la fille du professeur Stangerson, et vous voilà, je dis bien, dans la nécessité de le ressusciter encore, toujours, en dehors de vous… pour prouver à votre femme que ce Larsan ressuscité n’est pas en vous! Ah! calmez-vous, mon cher Monsieur Darzac!… je vous en supplie… Puisque je vous ai dit que mes soupçons ont été chassés, définitivement chassés!… C’est bien le moins que nous nous amusions à raisonner un peu, après de pareilles angoisses où il semblait qu’il n’y eût point de place pour aucun raisonnement… Voyez donc où je suis obligé d’en venir, en considérant comme réalisée l’hypothèse (ce sont là procédés de mathématiques que vous connaissez mieux que moi, vous qui êtes un savant), en considérant, dis-je, comme réalisée l’hypothèse de la manifestation Darzac, qui est vous cachant Larsan. Donc, dans mon raisonnement, vous êtes Larsan! Et je me demande ce qui a bien pu arriver en gare de Bourg pour que vous apparaissiez à l’état de Larsan aux yeux de votre femme. Le fait de la résurrection est indéniable. Il existe. Il ne peut s’expliquer à ce moment par votre volonté d’être Larsan!…»
M. Darzac n’interrompait plus.
«Comme vous dites, Monsieur Darzac, poursuivait Rouletabille, c’est à cause de cette résurrection-là que le bonheur vous échappe… Donc, si cette résurrection ne peut être volontaire, elle n’a plus qu’une façon d’être… c’est d’être accidentelle!… Et voyez comme toute l’affaire est éclaircie… Oh! j’ai beaucoup étudié l’incident de Bourg… je continue à raisonner… ne vous épouvantez pas… Vous êtes à Bourg, dans le buffet… Vous croyez que votre femme, ainsi qu’elle vous l’a annoncé, vous attend hors de la gare… Ayant terminé votre correspondance, vous éprouvez le besoin d’aller dans votre compartiment, faire un peu de toilette… jeter le coup d’œil du maître ès camouflage sur votre déguisement. Vous pensez: encore quelques heures de cette comédie, et, passé la frontière, dans un endroit où elle sera bien à moi, définitivement à moi, je mettrai bas le masque… Car ce masque, tout de même, il vous fatigue… et si bien vous fatigue-t-il, ma foi, que, arrivé dans le compartiment, vous vous accordez quelques minutes de repos… Vous l’enlevez donc!… Vous vous soulagez de cette barbe menteuse et de vos lunettes, et, juste dans le même moment, la porte du compartiment s’ouvre… Votre femme, épouvantée, ne prend que le temps de voir cette face sans barbe dans la glace, la face de Larsan, et de s’enfuir, en poussant une clameur épouvantée… Ah! vous avez compris le danger!… Vous êtes perdu si, immédiatement, votre femme, ailleurs, ne voit pas Darzac, son mari. Le masque est vite remis, vous descendez à contre-voie par la glace du coupé et vous arrivez au buffet avant votre femme qui accourt vous y chercher!… Elle vous trouve debout… Vous n’avez pas même eu le temps de vous rasseoir… Tout est-il sauvé? Hélas! non… Votre malheur ne fait que commencer… Car l’atroce pensée que vous êtes peut-être ensemble Darzac et Larsan ne la quitte plus. Sur le quai de la gare, en passant sous un bec de gaz, elle vous regarde, vous lâche la main et se jette comme une folle dans le bureau du chef de gare… Ah! vous avez encore compris! Il faut chasser l’abominable pensée tout de suite… Vous sortez du bureau et vous refermez précipitamment la porte, et, vous aussi, vous prétendez que vous venez de voir Larsan! Pour la tranquilliser, et pour nous tromper aussi, dans le cas où elle oserait nous dévoiler sa pensée… vous êtes le premier à m’avertir… à m’envoyer une dépêche!… Hein? comme, éclairée de ce jour, toute votre conduite devient nette! Vous ne pouvez lui refuser d’aller rejoindre son père… Elle irait sans vous!… Et, comme rien n’est encore perdu, vous avez l’espoir de tout rattraper… Au cours du voyage, votre femme continue à avoir des alternatives de foi et de terreur. Elle vous donne son revolver, dans une sorte de délire de son imagination, qui pourrait se résumer dans cette phrase: «Si c’est Darzac, qu’il me défende! et, si c’est Larsan, qu’il me tue!… Mais que je cesse de ne plus savoir!» Aux Rochers Rouges, vous la sentez à nouveau si éloignée de vous que, pour la rapprocher, vous lui remontrez Larsan!… Voyez-vous, mon cher Monsieur Darzac! Tout cela s’arrangeait très bien dans ma pensée… et il n’y avait point jusqu’à votre apparition de Larsan, à Menton, pendant votre voyage de Darzac à Cannes, pendant que vous vîntes au-devant de nous, qui ne pouvait le plus bêtement du monde s’expliquer. Vous auriez pris le train devant vos amis à Menton-Garavan, mais vous en seriez descendu à la station suivante qui est celle de Menton et, là, après un court séjour nécessaire dans votre vestiaire urbain, vous apparaissiez à l’état de Larsan à vos mêmes amis venus en promenade à Menton. Le train suivant vous remportait vers Cannes, où nous nous rencontrâmes. Seulement, comme vous eûtes, ce jour-là, le désagrément d’entendre, de la bouche même d’Arthur Rance qui était, lui aussi, venu au-devant de nous à Nice, que Mme Darzac n’avait pas vu cette fois Larsan et que votre exhibition du matin n’avait servi de rien, vous vous obligeâtes, le soir même, à lui montrer Larsan, sous les fenêtres mêmes de la Tour Carrée, devant lesquelles passait la barque de Tullio!… Et voyez, mon cher Monsieur Darzac, comme les choses, en apparence, les plus compliquées, devenaient tout à coup simples et logiquement explicables si, par hasard, mes soupçons devaient être confirmés!»