Quant à celui que, jusqu’à la dernière minute, je n’avais pu croire coupable, quant à l’homme farouche qui, dévoilé et traqué, voyait soudain se dresser en face de lui la preuve vivante de son crime, il tenta encore un de ces gestes qui, si souvent, l’avaient sauvé. Entouré de toutes parts, il osa la fuite. Alors nous comprîmes la comédie audacieuse que, depuis quelques minutes, il nous donnait. N’ayant plus aucun doute sur l’issue de la discussion qu’il soutenait avec Rouletabille, il avait eu cette incroyable puissance sur lui-même de n’en laisser rien paraître, et aussi cette habileté dernière de prolonger la dispute et de permettre à Rouletabille de dérouler à loisir une argumentation au bout de laquelle il savait qu’il trouverait sa perte, mais pendant laquelle il découvrirait, peut-être, les moyens de sa fuite. C’est ainsi qu’il manœuvra si bien que, dans le moment que nous avancions vers l’autre Darzac, nous ne pûmes l’empêcher de se jeter d’un bond dans la pièce qui avait servi de chambre à Mme Darzac et d’en refermer violemment la porte avec une rapidité foudroyante! Nous nous aperçûmes qu’il avait disparu lorsqu’il était trop tard pour déjouer sa ruse. Rouletabille, pendant la scène précédente, n’avait songé qu’à garder la porte du corridor et il n’avait point pris garde que chaque mouvement que faisait le faux Darzac, au fur et à mesure qu’il était convaincu d’imposture, le rapprochait de la chambre de Mme Darzac. Le reporter n’attachait aucune importance à ces mouvements-là, sachant que cette chambre n’offrait à la fuite de Larsan aucune issue. Et cependant, quand le bandit fut derrière cette porte, qui fermait son dernier refuge, notre confusion augmenta dans des proportions importantes. On eût dit que, tout à coup, nous étions devenus forcenés. Nous frappions! Nous criions! Nous pensions à tous les coups de génie de ses inexplicables évasions!
«Il va s’échapper!… Il va encore nous échapper!…»
Arthur Rance était le plus enragé. Mrs. Edith, de son poignet nerveux, me broyait le bras, tant la scène l’impressionnait. Nul ne faisait attention à la Dame en noir et à Robert Darzac qui, au milieu de cette tempête, semblaient avoir tout oublié, même le bruit que l’on menait autour d’eux. Ils n’avaient pas une parole, mais ils se regardaient comme s’ils découvraient un monde nouveau, celui où l’on s’aime. Or, ils venaient simplement de le retrouver, grâce à Rouletabille.
Celui-ci avait ouvert la porte du corridor et appelé à la rescousse les trois domestiques. Ils arrivèrent avec leurs fusils. Mais c’étaient des haches qu’il fallait. La porte était solide et barricadée d’épais verrous. Le père Jacques alla chercher une poutre qui nous servit de bélier. Nous nous y mîmes tous, et, enfin, nous vîmes la porte céder. Notre anxiété était au comble. En vain nous répétions-nous que nous allions entrer dans une chambre où il n’y avait que des murs et des barreaux… nous nous attendions à tout, ou plutôt à rien, car c’était surtout la pensée de la disparition, de l’envolement, de la dissociation de la matière de Larsan qui nous hantait et nous rendait plus fous.
Quand la porte eut commencé de céder, Rouletabille ordonna aux domestiques de reprendre leurs fusils, avec la consigne, cependant, de ne s’en servir que s’il était impossible de s’emparer de lui, vivant. Puis, il donna un dernier coup d’épaule et, la porte étant enfin tombée, il entra le premier dans la pièce.
Nous le suivions. Et, derrière lui, sur le seuil, nous nous arrêtâmes tous, tant ce que nous vîmes nous remplit de stupéfaction. D’abord, Larsan était là! Oh! il était visible! Et il était reconnaissable! Il avait arraché sa fausse barbe; il avait mis bas son masque de Darzac; il avait repris sa face rase et pâle du Frédéric Larsan du château du Glandier. Et on ne voyait que lui dans la chambre. Il était tranquillement assis dans un fauteuil, au milieu de la pièce, et nous regardait de ses grands yeux calmes et fixes. Ses bras s’allongeaient aux bras du fauteuil. Sa tête s’appuyait au dossier. On eût dit qu’il nous donnait audience et qu’il attendait que nous lui exposions nos revendications. Je crus même discerner un léger sourire sur sa lèvre ironique.
Rouletabille s’avança encore:
«Larsan, fit-il… Larsan, vous rendez-vous?…»
Mais Larsan ne répondit pas.
Alors Rouletabille le toucha à la main et au visage, et nous nous aperçûmes que Larsan était mort.
Rouletabille nous montra à son doigt le chaton d’une bague qui était ouvert et qui avait dû contenir un poison foudroyant.
Arthur Rance écouta les battements du cœur et déclara que tout était fini.
Sur quoi, Rouletabille nous pria de quitter tous la Tour Carrée et d’oublier le mort.
«Je me charge de tout, fit-il gravement. C’est un corps de trop, nul ne s’apercevra de sa disparition!»
Et il donna à Walter un ordre qui fut traduit par Arthur Rance:
«Walter, vous m’apporterez tout de suite «le sac du corps de trop!»
Puis, il fit un geste auquel nous obéîmes tous. Et nous le laissâmes seul en face du cadavre de son père.
Aussitôt, nous eûmes à transporter M. Darzac, qui se trouvait mal, dans le salon du vieux Bob. Mais ce n’était qu’une faiblesse passagère et, dès qu’il eut rouvert les yeux, il sourit à Mathilde qui penchait sur lui son beau visage où se lisait l’épouvante de perdre un époux chéri dans le moment même qu’elle venait, par un concours de circonstances qui restait encore mystérieux, de le retrouver. Il sut la convaincre qu’il ne courait aucun danger et il la pria de s’éloigner ainsi que Mrs. Edith. Quand les deux femmes nous eurent quittés, Mr Arthur Rance et moi lui donnâmes des soins qui nous renseignèrent tout d’abord sur son curieux état de santé. Car, enfin, comment un homme que chacun de nous avait pu croire mort et que l’on avait enfermé, râlant, dans un sac, avait-il pu surgir, ainsi vivant, du fatal placard? Quand nous eûmes ouvert ses vêtements et défait, pour le refaire, le bandage qui cachait la blessure qu’il portait à la poitrine, nous connûmes au moins que cette blessure, par un hasard qui n’est point si rare qu’on le pourrait croire, après avoir déterminé un coma presque immédiat, ne présentait aucune gravité. La balle qui avait frappé Darzac, au milieu de la lutte farouche qu’il avait eu à soutenir contre Larsan, s’était aplatie sur le sternum, causant une forte hémorragie externe et secouant douloureusement tout l’organisme, mais ne suspendant en rien aucune des fonctions vitales…
On avait vu des blessés de cet ordre se promener parmi les vivants quelques heures après que ceux-ci avaient cru assister à leurs derniers moments. Et moi-même, je me rappelai – ce qui acheva de me rassurer – l’aventure d’un de mes bons amis, le journaliste L…, qui, venant de se battre en duel avec le musicien V…, se désespérait sur le terrain d’avoir tué son adversaire d’une balle en pleine poitrine, sans que celui-ci ait eu même le temps de tirer. Soudain le mort se souleva et logea dans la cuisse de mon ami une balle qui faillit entraîner l’amputation et qui le retint de longs mois au lit. Quant au musicien qui était retombé dans son coma, il en sortit le lendemain pour aller faire un tour sur le boulevard. Lui aussi, comme Darzac, avait été frappé au sternum. [4]