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Comme nous finissions de panser Darzac, le père Jacques vint fermer sur nous la porte du salon qui était restée entrouverte et je me demandais la raison qui avait bien pu pousser le bonhomme à prendre cette précaution, quand nous entendîmes des pas dans le corridor et un bruit singulier comme celui d’un corps que l’on traînerait sur un plancher… Et je pensai à Larsan, et au sac du «corps de trop», et à Rouletabille!

Laissant Arthur Rance aux côtés de M. Darzac, je courus à la fenêtre. Je ne m’étais pas trompé et je vis apparaître dans la cour le sinistre cortège.

Il faisait alors presque nuit. Une obscurité propice entourait toute chose. Je distinguai cependant Walter que l’on avait mis en sentinelle sous la poterne du jardinier. Il regardait du côté de la baille, prêt, évidemment, à barrer le passage à qui éprouverait alors le besoin de pénétrer dans la Cour du Téméraire…

… Se dirigeant vers le puits, je vis Rouletabille et le père Jacques… deux ombres courbées sur une autre ombre… une ombre que je connaissais bien et qui, une nuit d’horreur, avait contenu un autre corps. Le sac semblait lourd. Ils le soulevèrent jusqu’à la margelle du puits. Alors je pus voir encore que le puits était ouvert… oui, le plateau de bois qui le fermait d’ordinaire avait été rejeté sur le côté. Rouletabille sauta sur la margelle, et puis entra dans le puits… Il y pénétrait sans hésitation… il semblait connaître ce chemin. Peu après il s’enfonça et sa tête disparut. Alors le père Jacques poussa le sac dans le puits et il se pencha sur la margelle, soutenant encore le sac que je ne voyais plus. Puis il se redressa et referma le puits, remettant soigneusement le plateau et assujettissant les ferrures, et celles-ci firent un bruit que je me rappelai soudain, le bruit qui m’avait tant intrigué le soir où, avant la découverte de l’Australie, je m’étais rué sur une ombre qui avait soudain disparu et où je m’étais heurté le nez contre la porte close du Château Neuf…

* * *

Je veux voir… jusqu’à la dernière minute, je veux voir, je veux savoir… Trop de choses inexpliquées m’inquiètent encore!… Je n’ai que la parcelle la plus importante de la vérité, mais je n’ai pas la vérité tout entière ou plutôt il me manque quelque chose qui expliquerait la vérité

J’ai quitté la Tour Carrée, j’ai regagné ma chambre du Château Neuf, je me suis mis à ma fenêtre et mon regard s’est enfoncé profondément dans les ombres qui couvraient la mer. Nuit épaisse, ténèbres jalouses. Rien. Alors, je me suis efforcé d’entendre, mais je n’ai même point perçu le bruit des rames sur les eaux…

Tout à coup… loin… très loin… en tout cas, il me semble que ceci se passait très loin sur la mer, tout là-haut à l’horizon… Ou plutôt en face de l’horizon, je veux dire dans l’étroite bande rouge qui décorait la nuit, le seul souvenir qui nous restait du soleil…

… Dans cette étroite bande rouge quelque chose entra, de sombre et de petit; mais, comme je ne voyais que cette chose, elle me parut à moi énorme, formidable. C’était une ombre de barque qui glissait d’un mouvement quasi automatique sur les eaux, puis elle s’arrêta, et je vis se dresser, debout, l’ombre de Rouletabille. Je le distinguais je le reconnaissais comme s’il avait été à dix mètres de moi… Ses moindres gestes se découpaient avec une précision fantastique sur la bande rouge… Oh! ce ne fut pas long! Il se pencha et se releva aussitôt en soulevant un fardeau qui se confondit avec lui… Et puis le fardeau glissa dans le noir et la petite ombre de l’homme réapparut toute seule, se pencha encore, se courba, resta ainsi un instant immobile, et puis s’affaissa dans la barque qui reprit son glissement automatique jusqu’à ce qu’elle fût sortie complètement de la bande rouge… Et la bande rouge disparut à son tour…

Rouletabille venait de confier au flot d’Hercule le cadavre de Larsan.

Épilogue

Nice… Cannes… Saint-Raphaël… Toulon!… Je regarde sans regret défiler sous mes yeux toutes ces étapes de mon voyage de retour… Au lendemain de tant d’horreurs, j’ai hâte de quitter le Midi, de retrouver Paris, de me replonger dans mes affaires… et aussi… et surtout, j’ai hâte de me retrouver en tête à tête avec Rouletabille qui est enfermé là, à deux pas de moi, avec la Dame en noir. Jusqu’à la dernière minute, c’est-à-dire jusqu’à Marseille où ils se sépareront, je ne veux pas troubler leurs douces, tendres ou désespérées confidences, leurs projets d’avenir, leurs derniers adieux… Malgré toutes les prières de Mathilde, Rouletabille a voulu partir, reprendre le chemin de Paris et de son journal. Il a cet héroïsme suprême de s’effacer devant l’époux. La Dame en noir ne peut pas résister à Rouletabille; il a dicté ses conditions… Il veut que M. et Mme Darzac continuent leur voyage de noces comme s’il ne s’était rien passé d’extraordinaire aux Rochers Rouges. Ce n’est pas le même Darzac qui l’a commencé, c’est un autre Darzac qui le finira, cet heureux voyage, mais pour tout le monde Darzac aura été le même sans solution de continuité. M. et Mme Darzac sont mariés. La loi civile les unit. Quant à la loi religieuse, il est avec le pape, comme dit Rouletabille, des accommodements, et ils trouveront tous deux à Rome les moyens de régulariser leur situation s’il est prouvé qu’elle en a besoin et d’apaiser les scrupules de leur conscience. Que M. et Mme Darzac soient heureux, définitivement heureux: ils l’ont bien gagné!…

Et personne n’aurait peut-être soupçonné jamais l’horrible tragédie du sac du corps de trop si nous ne nous trouvions aujourd’hui où j’écris ces lignes, après des années qui nous ont acquis du reste la prescription et débarrassé de tous les aléas d’un procès scandaleux, dans la nécessité de faire connaître au public tout le mystère des Rochers Rouges, comme j’ai dû autrefois soulever les voiles qui recouvraient les secrets du Glandier. La faute en est à cet abominable Brignolles qui est au courant de bien des choses et qui, du fond de l’Amérique où il s’est réfugié, veut nous faire «chanter». Il nous menace d’un affreux libelle, et comme maintenant le professeur Stangerson est descendu à ce néant où d’après sa théorie, tout, chaque jour, va se perdre, mais qui, chaque jour, crée tout, nous avons pensé qu’il était préférable de «prendre les devants» et de raconter toute la vérité.

Brignolles! quel jeu avait donc été le sien dans cette seconde et terrible affaire? À l’heure où je me trouvais – c’était le lendemain du drame final – dans le train qui me ramenait à Paris, à deux pas de la Dame en noir et de Rouletabille qui s’embrassaient en pleurant, je me le demandais encore! Que de questions je me posais en appuyant mon front à la vitre du couloir de mon sleeping-car… Un mot, une phrase de Rouletabille m’eussent évidemment tout expliqué… mais il ne pensait guère à moi depuis la veille… Depuis la veille, la Dame en noir et lui ne s’étaient pas quittés…

On avait dit adieu, à la Louve même, au professeur Stangerson… Robert Darzac était parti tout de suite pour Bordighera où Mathilde devait le rejoindre… Arthur Rance et Mrs. Edith nous avaient accompagnés à la gare. Mrs. Edith, contrairement à ce que j’espérais, ne montra aucune tristesse de mon départ. J’attribuai cette indifférence à ce que le prince Galitch était venu nous rejoindre sur le quai. Elle lui avait donné des nouvelles du vieux Bob, qui étaient excellentes, et ne s’était plus occupée de moi. J’en avais conçu une peine réelle. Et, ici, il est temps, je crois bien, de faire un aveu au lecteur. Jamais je ne lui eusse laissé deviner les sentiments que je ressentais pour Mrs. Edith si, quelques années plus tard, après la mort d’Arthur Rance, qui fut suivie de véritables tragédies, dont j’aurai peut-être à parler un jour, je n’avais pas épousé la blonde et mélancolique et terrible Edith.