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Nous approchons de Marseille…

Marseille!…

Les adieux furent déchirants. La Dame en noir et Rouletabille ne se dirent rien.

Et, quand le train se fut ébranlé, elle resta sur le quai, sans un geste, les bras ballants, debout dans ses voiles sombres, comme une statue de deuil et de douleur.

Devant moi, les épaules de Rouletabille sanglotaient.

* * *

Lyon!… Nous ne pouvons dormir… nous sommes descendus sur le quai… nous nous rappelons notre passage ici… Il y a quelques jours… quand nous courions au secours de la malheureuse… Nous sommes replongés dans le drame… Rouletabille maintenant parle… parle… évidemment il essaye de s’étourdir, de ne plus penser à sa peine qui l’a fait pleurer comme un tout petit enfant pendant des heures…

«Mon vieux, ce Brignolles était un saligaud!» me dit-il sur un ton de reproche qui eût presque réussi à me faire croire que j’avais toujours considéré ce bandit comme un honnête homme…

Et alors il m’apprend tout, toute la chose énorme qui tient en si peu de lignes. Larsan avait eu besoin d’un parent de Darzac pour faire enfermer celui-ci dans une maison de fous! Et il avait découvert Brignolles! Il ne pouvait tomber mieux. Les deux hommes se comprirent tout de suite. On sait combien il est simple, encore aujourd’hui, de faire enfermer un être, quel qu’il soit, entre les quatre murs d’un cabanon. La volonté d’un parent et la signature d’un médecin suffisent encore en France, si invraisemblable que la chose paraisse, à cette sinistre et rapide besogne. Une signature n’a jamais embarrassé Larsan. Il fit un faux et Brignolles, largement payé, se chargea de tout. Quand Brignolles vint à Paris, il faisait déjà partie de la combinaison. Larsan avait son plan: prendre la place de Darzac avant le mariage. L’accident des yeux avait été, comme je l’avais du reste pensé moi-même, des moins naturels. Brignolles avait mission de s’arranger de telle sorte que les yeux de Darzac fussent le plus tôt possible suffisamment endommagés pour que Larsan qui le remplacerait pût avoir cet atout formidable dans son jeu: les binocles noirs! et, à défaut de binocles, que l’on ne peut porter toujours, le droit à l’ombre!

Le départ de Darzac pour le Midi devait étrangement faciliter le dessein des deux bandits. Ce n’est qu’à la fin de son séjour à San Remo que Darzac avait été, par les soins de Larsan, qui n’avait pas cessé de le surveiller, véritablement «emballé» pour la maison de fous. Il avait été aidé naturellement dans cette circonstance par cette police spéciale, qui n’a rien à faire avec la police officielle, et qui se met à la disposition des familles dans les cas les plus désagréables, lesquels demandent autant de discrétion que de rapidité dans l’exécution…

Un jour qu’il faisait une promenade à pied dans la montagne… La maison de fous se trouvait justement dans la montagne, à deux pas de la frontière italienne… tout était préparé depuis longtemps pour recevoir le malheureux. Brignolles, avant de partir pour Paris, s’était entendu avec le directeur et avait présenté son fondé de pouvoir, Larsan… Il y a des directeurs de maison de fous qui ne demandent point trop d’explications, pourvu qu’ils soient en règle avec la loi… et qu’on les paye bien… et ce fut vite fait… et ce sont des choses qui arrivent tous les jours…

«Mais comment avez-vous appris tout cela? demandai-je à Rouletabille.

– Vous vous rappelez, mon ami, me répondit le reporter, ce petit morceau de papier que vous me rapportâtes au Château d’Hercule, le jour où, sans m’avertir d’aucune sorte, vous prîtes sur vous-même de suivre à la piste cet excellent Brignolles qui venait faire un petit tour dans le Midi. Ce bout de papier qui portait l’entête de la Sorbonne et les deux syllabes bonnet… devait m’être du plus utile secours. D’abord les circonstances dans lesquelles vous l’aviez découvert, puisque vous l’aviez ramassé après le passage de Larsan et de Brignolles, me l’avaient rendu précieux. Et puis, l’endroit où on l’avait jeté fut presque pour moi une révélation lorsque je me mis à la recherche du véritable Darzac, après que j’eus acquis la certitude que c’était lui, «le corps de trop» que l’on avait mis et emporté dans le sac!…»

Et Rouletabille, de la façon la plus nette, me fit passer par les différentes phases de sa compréhension du mystère qui devait jusqu’au bout rester incompréhensible pour nous. ç’avait été d’abord la révélation brutale qui lui était venue du séchage de la peinture, et puis cette autre révélation formidable qui lui était venue du mensonge de l’une des deux manifestations Darzac! Bernier, dans l’interrogatoire que Rouletabille lui a fait subir avant le retour de l’homme qui a emporté le sac, a rapporté les paroles du mensonge de celui que tout le monde prend pour Darzac! Celui-là s’est étonné devant Bernier. Celui-là n’a point dit à Bernier que le Darzac auquel Bernier a ouvert la porte à cinq heures n’était point lui! Il cache déjà cette contre-manifestation Darzac et il ne peut avoir d’intérêt à la cacher que si cette manifestation est la vraie! Il veut dissimuler qu’il y a ou qu’il y a eu de par le monde un autre Darzac qui est le vrai! Cela est clair comme la lumière du jour! Rouletabille en est ébloui; il en chancelle… il s’en trouverait mal… il en claque des dents!… Mais peut-être… espère-t-il… peut-être Bernier s’est-il trompé… peut-être a-t-il mal compris les paroles et les étonnements de M. Darzac… Rouletabille questionnera lui-même M. Darzac et il verra bien!… Ah! qu’il revienne vite!… C’est à M. Darzac lui-même à fermer le cercle!… Comme il l’attend avec impatience!… Et, quand il revient, comme il s’accroche au plus faible espoir… «Avez-vous regardé la figure de l’homme?» demande-t-il, et quand ce Darzac lui répond: «Non!… je ne l’ai pas regardée…» Rouletabille ne dissimule pas sa joie… Il eût été si facile à Larsan de répondre: «Je l’ai vue! c’était bien la figure de Larsan!»… Et le jeune homme n’avait pas compris que c’était là une dernière malice du bandit, une négligence voulue et qui entrait si bien dans son rôle: le vrai Darzac n’eût pas agi autrement! Il se serait débarrassé de l’affreuse dépouille sans la vouloir regarder encore… Mais que pouvaient tous les artifices d’un Larsan contre les raisonnements, un seul raisonnement de Rouletabille?… Le faux Darzac, sur l’interrogation très nette de Rouletabille, ferme le cercle. Il ment!… Rouletabille, maintenant, sait!… Du reste, ses yeux, qui voient toujours derrière sa raison, voient maintenant!…

Mais que va-t-il faire?… Dévoiler tout de suite Larsan, qui, peut-être, va lui échapper? Apprendre du même coup à sa mère qu’elle est remariée à Larsan et qu’elle a aidé à tuer Darzac? Non! Non! Il a besoin de réfléchir, de savoir, de combiner!… Il veut agir à coup sûr! Il demande vingt-quatre heures!… Il assure la sécurité de la Dame en noir en la faisant habiter l’appartement de M. Stangerson et en lui faisant jurer en secret qu’elle ne sortira pas du château. Il trompe Larsan en lui faisant entendre qu’il croit «dur comme fer» à la culpabilité du vieux Bob. Et, comme Walter rentre au château avec le sac vide… Il lui reste un espoir… Celui que peut-être Darzac n’est pas mort!… Enfin, mort ou vivant, il court à sa recherche… De Darzac, il possède un revolver, celui qu’il a trouvé dans la Tour Carrée… revolver tout neuf, dont il a déjà remarqué le type chez un armurier de Menton… Il va chez cet armurier… il montre le revolver… il apprend que cette arme a été achetée la veille au matin par un homme dont on lui donne le signalement: chapeau mou, pardessus gris ample et flottant, grande barbe en collier… Et puis il perd tout de suite cette piste… Mais il ne s’y attarde pas!… Il remonte une autre piste, ou plutôt il en reprend une autre qui avait conduit Walter au puits de Castillon. Là, il fait ce que n’a point fait Walter. Celui-ci, une fois qu’il eut retrouvé le sac, ne s’était plus occupé de rien et était redescendu au fort d’Hercule. Or, Rouletabille, lui, continua de suivre la piste… Et il s’aperçut que cette piste (constituée par l’écartement exceptionnel de la marque des deux roues de la petite charrette anglaise) au lieu de redescendre vers Menton, après avoir touché au puits de Castillon, redescendait de l’autre côté du versant de la montagne vers Sospel. Sospel! Est-ce que Brignolles n’était pas signalé comme descendu à Sospel? Brignolles!… Rouletabille se rappela mon expédition… Qu’est-ce que Brignolles venait faire dans ces parages!… Sa présence devait être étroitement liée au drame. D’un autre côté, la disparition et la réapparition du véritable Darzac attestaient qu’il y avait eu séquestration… Mais où… Brignolles, qui avait partie liée avec Larsan, ne devait pas avoir fait le voyage de Paris pour rien! Peut-être était-il venu, dans ce moment dangereux, pour veiller sur cette séquestration-là!… Songeant ainsi et poursuivant sa pensée logique, Rouletabille avait interrogé le patron de l’auberge du tunnel de Castillon qui lui avoua qu’il avait été fort intrigué la veille par le passage d’un homme qui répondait singulièrement au signalement du client de l’armurier. Cet homme était entré boire chez lui; il paraissait très altéré et il avait des manières si étranges qu’on eût pu le prendre pour un échappé de la maison de santé… Rouletabille eut la sensation qu’il «brûlait», et, d’une voix indifférente: «Vous avez donc par ici une maison de santé?» «Mais oui, répondit le patron de l’auberge, la maison de santé du mont Barbonnet!» C’est ici que les deux fameuses syllabes bonnet prenaient toute leur signification… Désormais, il ne faisait plus de doute pour Rouletabille que le vrai Darzac avait été enfermé par le faux comme fou dans la maison de santé du mont Barbonnet. Il sauta dans sa voiture et se fit conduire à Sospel qui est au pied du mont. Ne courait-il point la chance de rencontrer là Brignolles?… Mais il ne le vit point et immédiatement prit le chemin du mont Barbonnet et de la maison de santé. Il était résolu à tout savoir, à tout oser. Fort de sa qualité de reporter au journal L’Époque, il saurait faire parler le directeur de cette maison de fous pour professeurs en Sorbonne!… Et peut-être… peut-être… allait-il apprendre ce qu’il était advenu définitivement de Robert Darzac… car, du moment qu’on avait retrouvé le sac sans le cadavre… du moment que la piste de la petite voiture descendait à Sospel où, d’ailleurs, elle se perdait… du moment que Larsan n’avait point jugé utile de se débarrasser auparavant de Darzac par la mort, en le précipitant, dans le sac, au fond du puits de Castillon, peut-être avait-il été de son intérêt de reconduire Darzac, vivant encore, dans la maison de santé! Et Rouletabille pensait ainsi des choses tout à fait raisonnables, Darzac vivant était en effet beaucoup plus utile à Larsan que Darzac mort!… Quel otage pour le jour où Mathilde s’apercevrait de son imposture!… Cet otage le faisait le maître de tous les traités qui pouvaient s’ensuivre entre la malheureuse femme et le bandit. Darzac mort, Mathilde tuait Larsan de ses mains ou le livrait à la justice!