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Et Rouletabille avait bien tout deviné. À la porte de la maison de santé, il se heurta à Brignolles. Alors, sans ménagement, il lui sauta à la gorge et le menaça de son revolver. Brignolles était lâche. Il cria à Rouletabille de l’épargner, que Darzac était vivant! Un quart d’heure après, Rouletabille savait tout. Mais le revolver n’avait point suffi, car Brignolles, qui détestait la mort, aimait la vie et tout ce qui rendait la vie aimable, en particulier l’argent. Rouletabille n’eut point de peine à le convaincre qu’il était perdu s’il ne trahissait Larsan, mais qu’il aurait beaucoup à gagner s’il aidait la famille Darzac à sortir de ce drame, sans scandale. Ils s’entendirent et tous deux rentrèrent dans la maison de santé où le directeur les reçut et écouta leurs discours avec une certaine stupeur qui se transforma bientôt en effroi, puis en une immense amabilité, laquelle se traduisait par la mise en liberté immédiate de Robert Darzac. Darzac, par une chance miraculeuse que j’ai déjà expliquée, souffrait à peine d’une blessure qui aurait pu être mortelle. Rouletabille, dans une joie folle, s’en empara et le ramena sur-le-champ à Menton. Je passe sur les effusions. On avait «semé» le Brignolles en lui donnant rendez-vous à Paris pour le règlement des comptes. En route, Rouletabille apprenait de la bouche de Darzac que celui-ci, dans sa prison, était tombé quelques jours auparavant sur un journal du pays qui relatait le passage au fort d’Hercule de M. et de Mme Darzac, dont on venait de célébrer le mariage à Paris! Il ne lui en avait pas fallu davantage pour comprendre d’où venaient tous ses malheurs et pour deviner qui avait eu l’audace fantastique de prendre sa place auprès d’une malheureuse femme dont l’esprit encore chancelant faisait possible la plus folle entreprise. Cette découverte lui avait donné des forces inconnues. Après avoir volé le pardessus du directeur pour cacher son uniforme d’aliéné et s’être emparé dans la bourse de celui-ci d’une centaine de francs, il était parvenu, au risque de se casser le cou, à escalader un mur qui, en toute autre circonstance, lui eût paru infranchissable. Et il était descendu à Menton; et il avait couru au fort d’Hercule; et il avait vu, de ses yeux vu, Darzac! Il s’était vu lui-même!… Il s’était donné quelques heures pour ressembler si bien à lui-même que l’autre Darzac lui-même s’y serait trompé!… Son plan était simple. Pénétrer dans le fort d’Hercule comme chez lui, entrer dans l’appartement de Mathilde et se montrer à l’autre, pour le confondre, devant Mathilde!… Il avait interrogé des gens de la côte et appris où le ménage logeait: au fond de la Tour Carrée… Le ménage!… Tout ce que Darzac avait souffert jusqu’alors n’était rien à côté de ce que ces deux mots: leur ménage… Le faisait souffrir!… Cette souffrance-là ne devait cesser que de la minute où il avait revu, lors de la démonstration corporelle de la possibilité de corps de trop, la Dame en noir!… Alors il avait compris!… jamais elle n’eût osé le regarder ainsi… Jamais elle n’eût poussé un pareil cri de joie, jamais elle ne l’eût si victorieusement reconnu, si, une seconde, en corps et en esprit, elle avait, victime des maléfices de l’autre, été la femme de l’autre!… Ils avaient été séparés… mais jamais ils ne s’étaient perdus!

Avant de mettre son projet à exécution, il était allé acheter un revolver à Menton, s’était débarrassé ensuite de son pardessus qui eût pu le perdre, pour peu que l’on fût à sa recherche, avait fait l’acquisition d’un veston qui, par la couleur et par la coupe, pouvait rappeler le costume de l’autre Darzac, et avait attendu jusqu’à cinq heures le moment d’agir. Il s’était dissimulé derrière la villa Lucie, tout en haut du boulevard de Garavan, au sommet d’un petit tertre d’où il apercevait tout ce qui se passait dans le château. À cinq heures, il s’était risqué, sachant que Darzac était dans la Tour du Téméraire, et étant sûr par conséquent qu’il ne le trouverait point, dans le moment, au fond de la Tour Carrée qui était son but. Quand il était passé auprès de nous et qu’il nous avait aperçus tous deux, il avait eu une forte envie de nous crier qui il était, mais il était parvenu tout de même à se retenir, voulant être uniquement reconnu par la Dame en noir! Cette espérance seulement soutenait ses pas. Cela seulement valait la peine de vivre, et, une heure plus tard, quand il avait eu à sa disposition la vie de Larsan qui, dans la même chambre, lui tournant le dos, faisait sa correspondance, il n’avait même pas été tenté par la vengeance. Après tant d’épreuves, il n’y avait pas encore place dans son cœur pour la haine de Larsan, tant il était plein pour toujours de l’amour de la Dame en noir! Pauvre cher pitoyable M. Darzac!…