On sait le reste de l’aventure. Ce que je ne savais pas, c’était la façon dont le vrai M. Darzac avait pénétré une seconde fois dans le fort d’Hercule, et était parvenu une seconde fois jusque dans le placard. Et c’est alors que j’appris que la nuit même qu’il ramena M. Darzac à Menton, Rouletabille qui avait appris par la fuite du vieux Bob qu’il existait une issue au château par le puits, avait, à l’aide d’une barque, fait rentrer dans le château M. Darzac, par le chemin qui avait vu sortir le vieux Bob! Rouletabille voulait être le maître de l’heure à laquelle il allait confondre et frapper Larsan. Cette nuit-là, il était trop tard pour agir, mais il comptait bien en terminer avec Larsan la nuit suivante. Le tout était de cacher, un jour, M. Darzac dans la presqu’île. Aidé de Bernier, il lui avait trouvé un petit coin abandonné et tranquille dans le Château Neuf.
À ce passage, je ne pus m’empêcher d’interrompre Rouletabille par un cri qui eut le don de le faire partir d’un franc éclat de rire.
«C’était donc cela! m’écriai-je.
– Mais oui, fit-il… c’était cela.
– Voilà donc pourquoi j’ai découvert ce soir-là l’Australie! Ce soir-là, c’était le vrai Darzac que j’avais en face de moi!… Et moi qui ne comprenais rien à cela!… Car enfin, il n’y avait pas que l’Australie!… Il y avait encore la barbe! Et elle tenait!… elle tenait!… Oh! je comprends tout, maintenant!
– Vous y avez mis le temps… répliqua, placide, Rouletabille… Cette nuit-là, mon ami, vous nous avez bien gênés. Quand vous apparûtes dans la Cour du Téméraire, M. Darzac venait de me reconduire à mon puits. Je n’ai eu que le temps de faire retomber sur moi le plateau de bois pendant que M. Darzac se sauvait dans le Château Neuf… Mais quand vous fûtes couché, après votre expérience de la barbe, il revint me voir et nous étions assez embarrassés. Si, par hasard, vous parliez de cette aventure, le lendemain matin, à l’autre M. Darzac, croyant avoir affaire au Darzac du Château Neuf, c’était une catastrophe. Et, cependant, je ne voulus point céder aux prières de M. Darzac qui voulait aller vous dire toute la vérité. J’avais peur que, la sachant, vous ne pussiez assez la dissimuler pendant le jour suivant. Vous avez une nature un peu impulsive, Sainclair, et la vue d’un méchant vous cause, à l’ordinaire, une louable irritation qui, dans le moment, eût pu nous nuire. Et puis, l’autre Darzac était si malin!… Je résolus donc de risquer le coup sans rien vous dire. Je devais rentrer le lendemain ostensiblement au château dans la matinée… Il fallait s’arranger, d’ici là, pour que vous ne rencontriez pas Darzac. C’est pourquoi, dès la première heure, je vous envoyai pêcher des palourdes!
– Oh! je comprends!…
– Vous finissez toujours par comprendre, Sainclair! J’espère que vous ne m’en voulez point de cette pêche-là qui vous a valu une heure charmante de Mrs. Edith…
– À propos de Mrs. Edith, pourquoi prîtes-vous le malin plaisir de me mettre dans une sotte colère?… demandai-je.
– Pour avoir le droit de déchaîner la mienne et de vous défendre de nous adresser, désormais, la parole, à moi et à M. Darzac!… Je vous répète que je ne voulais point qu’après votre aventure de la nuit, vous parlassiez à M. Darzac!… Il faudrait pourtant continuer à comprendre, Sainclair.
– Je continue, mon ami…
– Mes compliments…
– Et cependant, m’écriai-je, il y a encore une chose que je ne comprends pas!… La mort du père Bernier!… Qui est-ce qui a tué Bernier?
– C’est la canne! dit Rouletabille d’un air sombre… C’est cette maudite canne…
– Je croyais que c’était le plus vieux grattoir…
– Ils étaient deux: la canne et le plus vieux grattoir… Mais c’est la canne qui a décidé la mort… Le plus vieux grattoir n’a fait qu’exécuter…»
Je regardai Rouletabille, me demandant si, cette fois, je n’assistai point à la fin de cette belle intelligence.
«Vous n’avez jamais compris, Sainclair – entre autres choses – pourquoi, le lendemain du jour où j’avais tout compris, moi, je laissais tomber la canne à bec-de-corbin d’Arthur Rance devant M. et Mme Darzac. C’est que j’espérais que M. Darzac la ramasserait. Vous rappelez-vous, Sainclair, la canne à bec-de-corbin de Larsan, et le geste que faisait Larsan avec sa canne, au Glandier!… Il avait une façon de tenir sa canne bien à lui… je voulais voir… voir ce Darzac-là tenir une canne à bec-de-corbin comme Larsan!… Mon raisonnement était sûr!… Mais je voulais voir, de mes yeux, Darzac avec le geste de Larsan… Et cette idée fixe me poursuivit jusqu’au lendemain, même après ma visite à la maison des fous!… même quand j’eus serré dans mes bras le vrai Darzac, j’ai encore voulu voir le faux avec les gestes de Larsan!… Ah! le voir tout à coup brandir sa canne comme le bandit… oublier le déguisement de sa taille, une seconde!… redresser ses épaules faussement courbées… Tapez donc! Tapez donc sur le blason des Mortola!… à grands coups de canne, cher, cher Monsieur Darzac!… Et il a tapé!… et j’ai vu toute sa taille!… toute!… Et un autre aussi l’a vue qui en est mort… C’est ce pauvre Bernier, qui en fut tellement saisi qu’il en chancela et tomba si malheureusement sur le plus vieux grattoir, qu’il en est mort!… Il est mort d’avoir ramassé le grattoir tombé sans doute de la redingote du vieux Bob et qu’il devait porter alors dans le bureau du professeur, à la Tour Ronde… Il est mort d’avoir revu, dans le même moment, la canne de Larsan!… il est mort d’avoir revu, avec toute sa taille et tout son geste, Larsan!… Toutes les batailles, Sainclair, ont leurs victimes innocentes…»
Nous nous tûmes un instant. Et puis je ne pus m’empêcher de lui dire la rancœur que je lui gardais qu’il ait eu si peu de confiance en moi. Je ne lui pardonnais pas d’avoir voulu me tromper avec tout le monde sur le compte de son vieux Bob.
Il sourit.
«En voilà un qui ne m’occupait pas!… J’étais bien sûr que ce n’était pas lui qui était dans le sac… Cependant, la nuit qui a précédé son repêchage, dès que j’eus casé le vrai Darzac, sous l’égide de Bernier, dans le Château Neuf, et que j’eus quitté la galerie du puits après y avoir laissé pour mes projets du lendemain, ma barque à moi… une barque que j’avais eue de Paolo le pêcheur, un ami du Bourreau de la mer, je regagnai le rivage à la nage. Je m’étais naturellement dévêtu et je portais mes vêtements en paquet sur ma tête. Comme j’accostais, je tombai dans l’ombre sur le Paolo, qui s’étonna de me voir prendre un bain à cette heure, et qui m’invita à venir pêcher la pieuvre avec lui. L’événement me permettait de tourner toute la nuit autour du château d’Hercule et de le surveiller. J’acceptai. Et alors j’appris que la barque qui m’avait servi était celle de Tullio. Le Bourreau de la mer était devenu soudainement riche et avait annoncé à tout le monde qu’il se retirait dans son pays natal. Il avait vendu très cher, racontait-il, de précieux coquillages au vieux savant, et, de fait, depuis plusieurs jours, on l’avait vu avec le vieux savant tous les jours. Paolo savait qu’avant d’aller à Venise Tullio s’arrêterait à San Remo. Pour moi, l’aventure du vieux Bob se précisait: il lui avait fallu une barque pour quitter le château, et cette barque était justement celle du Bourreau de la mer. Je demandai l’adresse de Tullio à San Remo et y envoyai, par le truchement d’une lettre anonyme, Arthur Rance, persuadé que Tullio pouvait nous renseigner sur le sort du vieux Bob. En effet, le vieux Bob avait payé Tullio pour qu’il l’accompagnât cette nuit-là à la grotte et qu’il disparût ensuite… C’est par pitié pour le vieux professeur que je me décidai à avertir ainsi Arthur Rance; il pouvait, en effet, être arrivé quelque accident à son parent. Quant à moi, je ne demandais au contraire qu’une chose, c’est que cet exquis vieillard ne revînt pas avant que j’en eusse fini avec Larsan, désirant toujours faire croire au faux Darzac que le vieux Bob me préoccupait par-dessus tout. Aussi, quand j’appris qu’on venait de le retrouver, je n’en fus qu’à moitié réjoui, mais j’avouerai que la nouvelle de sa blessure à la poitrine, à cause de la blessure à la poitrine de l’homme au sac, ne me causa aucune peine. Grâce à elle, je pouvais espérer, encore quelques heures, continuer mon jeu.