Naturellement, toutes ces marchandises ne pouvaient trouver place dans cette boutique somptueuse qui donnait sur la rue (ou sur le pont) et, faute de cave, c’est non seulement le grenier de la maison qui servait d’entrepôt, mais tout le premier et tout le deuxième étage, ainsi que toutes les pièces qui se trouvaient au niveau le plus bas, côté fleuve. La conséquence de tout cela, c’est qu’il régnait dans la maison Baldini un indescriptible chaos d’odeurs. Si raffinée que fût la qualité de chaque produit – car Baldini ne se fournissait qu’en première qualité –, leur polyphonie olfactive était intolérable, comme un orchestre de mille exécutants, dont chacun aurait joué fortissimo une mélodie différente. Baldini et ses employés n’étaient plus sensibles à ce chaos, tels de vieux chefs d’orchestre, dont on sait bien qu’ils sont tous durs d’oreille, et même son épouse, qui habitait au troisième étage et défendait celui-ci avec acharnement, contre une nouvelle extension de l’entrepôt, n’était plus guère incommodée par toutes ces odeurs. Il en allait autrement du client qui pénétrait pour la première fois dans la boutique de Baldini. Il encaissait de plein fouet l’impact de ce mélange d’odeurs et, selon son tempérament, s’en trouvait exalté ou abruti, et dans tous les cas le désarroi de ses sens était tel que souvent il ne savait plus du tout pourquoi il était entré. Les garçons de courses en oubliaient leur commission. Des messieurs à l’air rogue en avaient le cœur tout soulevé. Et plus d’une dame était prise d’un malaise, à moitié d’hystérie et à moitié de claustrophobie, perdait connaissance et ne retrouvait ses esprits qu’en respirant les sels les plus puissants, à base d’huile d’œillet, d’ammoniaque et d’esprit de camphre.
Dans de telles conditions, il n’était donc pas fort surprenant que le carillon persan, à la porte de la boutique de Giuseppe Baldini, retentît de plus en plus rarement et que les hérons d’argent ne crachassent plus qu’exceptionnellement.
10
De derrière ce comptoir, où il était planté comme une statue depuis des heures à regarder fixement la porte,
— Baldini cria Chénier ! Mettez votre perruque !
Apparut alors, entre les tonneaux d’huile d’olive et les jambons de Bayonne qui pendaient du plafond, l’ouvrier de Baldini, Chénier, un homme un peu plus jeune que son patron, mais déjà vieux, qui s’avança jusqu’à la partie la plus chic de la boutique. Il tira sa perruque de la poche de sa veste et s’en coiffa le crâne.
— Vous sortez, monsieur ?
— Non, dit Baldini, je vais me retirer quelques heures dans mon laboratoire et je veux n’être dérangé sous aucun prétexte.
— Ah ! je comprends ! Vous allez créer un nouveau parfum.
BALDINI.
— C’est cela. Pour parfumer un maroquin pour le comte de Verhamont. Il exige quelque chose de complètement nouveau. Il exige quelque chose comme... comme... je crois que ça s’appelait « Amor et Psyché », ce qu’il voulait, et il paraîtrait que c’est de ce... de cet incapable de la rue Saint André des Arts, de ce...
CHÉNIER.
— Pélissier.
BALDINI.
— Oui. Pélissier. C’est ça. C’est ainsi que s’appelle cet incapable. « Amor et Psyché » de Pélissier. Vous connaissez ça ?
CHÉNIER.
— Ouais. Si, si. On sent cela partout, maintenant. A tous les coins de rue. Mais si vous voulez mon avis : rien d’extraordinaire ! Rien en tous cas qui puisse se comparer à ce que vous allez composer, monsieur.
BALDINI.
— Non, naturellement.
CHÉNIER.
— Cela vous a une odeur extrêmement banale, cet « Amor et Psyché ».
BALDINI.
— Une odeur vulgaire ?
CHÉNIER.
— Tout à fait vulgaire, comme tout ce que fait Pélissier. Je crois qu’il y a dedans de l’huile de limette.
BALDINI.
— Pas possible ! Et quoi encore ?
CHÉNIER.
— Peut-être de l’essence de fleur d’oranger. Et peut-être de la teinture de romarin. Mais je ne saurais le dire avec certitude.
BALDINI.
— D’ailleurs, ça m’est complètement égal.
CHÉNIER.
— Évidemment.
BALDINI.
— Je me fiche complètement de ce que cet incapable de Pélissier a bien pu gâcher dans son parfum. Je ne m’en inspirerai même pas !
CHÉNIER.
— Et vous aurez bien raison, monsieur.
BALDINI.
— Comme vous le savez, je ne m’inspire jamais de personne. Comme vous le savez, mes parfums sont le fruit de mon travail.
CHÉNIER.
— Je le sais, monsieur.
BALDINI.
— Ce sont des enfants que je porte et que je mets au monde tout seul !
CHÉNIER.
— Je sais.
BALDINI.
— Et je songe à créer pour le comte de Verhamont quelque chose qui fera véritablement fureur.
CHÉNIER.
— J’en suis convaincu, monsieur.
BALDINI.
— Vous vous chargez de la boutique. J’ai besoin d’être tranquille. Faites en sorte que j’aie la paix, Chénier...
Il dit et, sans plus rien d’imposant désormais, courbé comme il seyait à son âge et même avec une allure de chien battu, il s’éloigna en traînant les pieds et gravit lentement l’escalier qui menait au premier étage, où se trouvait son laboratoire.
Chénier prit derrière le comptoir la place et exactement la même pose que son maître, le regard rivé sur la porte. Il savait ce qui allait se passer au cours des prochaines heures : dans la boutique, rien, et dans le laboratoire, là-haut, la catastrophe habituelle. Baldini allait ôter son habit bleu imprégné de frangipane, s’asseoir à son bureau et attendre l’inspiration. L’inspiration ne viendrait pas. Sur quoi Baldini se précipiterait sur l’armoire contenant des centaines de flacons d’échantillons et fabriquerait un mélange au petit bonheur. Ce mélange serait raté. Baldini proférerait des jurons, ouvrirait lentement la fenêtre et jetterait le mélange dans le fleuve. Il ferait un autre essai, qui serait tout aussi raté, et cette fois il crierait, tempêterait et, dans la pièce déjà pleine de parfums, à vous faire tourner la tête, il aurait une crise de larmes. Il redescendrait vers sept heures dans un état lamentable, tremblant et pleurant, et dirait :
— Chénier, je n’ai plus de nez, je suis incapable de donner le jour à ce parfum, je ne peux pas livrer le maroquin du comte, je suis perdu, je suis déjà mort en dedans, je veux mourir, je vous en prie, Chénier, aidez-moi à mourir !
Et Chénier proposerait qu’on envoie quelqu’un chez Pélissier acheter un flacon d’« Amor et Psyché », et Baldini acquiescerait à condition que personne n’apprenne cette ignominie ; Chénier jurerait ses grands dieux et la nuit, en cachette, ils imprégneraient le maroquin du comte de Verhamont avec le parfum du concurrent. Voilà ce qui allait se passer, ni plus ni moins, et Chénier aurait seulement souhaité que toute cette comédie soit déjà finie. Baldini n’était plus un grand parfumeur. Autrefois, oui, dans sa jeunesse, il y a trente ou quarante ans, il avait créé « Rose du Sud » et le « Bouquet Galant » de Baldini, deux parfums splendides, auxquels il devait sa fortune. Mais maintenant il était vieux et usé, il ne connaissait plus les modes actuelles ni le nouveau goût des gens, et quand par hasard il raclait ses fonds de tiroir pour bricoler un parfum de son cru, c’était un truc complètement démodé et invendable, qu’au bout d’un an ils diluaient au dixième et écoulaient pour parfumer les fontaines. Dommage pour lui, songeait Chénier en vérifiant dans la glace la position de sa perruque, dommage pour le vieux Baldini ; dommage pour son affaire florissante, car il va la couler ; et dommage pour moi, car, d’ici qu’il l’ait coulée, je serai trop vieux pour la reprendre...