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Où qu’on portât le regard, c’était l’agitation. Les gens lisaient des livres, même les femmes. Des prêtres traînaient dans les cafés. Et quand pour une fois la police intervenait et fourrait en prison l’une de ces signalées fripouilles, les éditeurs poussaient les hauts cris et faisaient circuler des pétitions, tandis que des messieurs et des dames du meilleur monde usaient de leur influence, jusqu’à ce qu’on libère la fripouille au bout de quelques semaines, ou qu’on la laisse filer à l’étranger, où elle continuait à pamphlétiser de plus belle. Et dans les salons, on vous rebattait les oreilles de la trajectoire des comètes ou d’expéditions lointaines, de la force des leviers ou de Newton, de l’aménagement des canaux, de la circulation sanguine et du diamètre du globe.

Et même le roi s’était fait présenter l’une de ces inepties à la dernière mode, une espèce d’orage artificiel nommé électricité : en présence de toute la Cour, un homme avait frotté une bouteille, et ça avait fait des étincelles, et il paraît que Sa Majesté s’était montrée très impressionnée. On ne pouvait imaginer que son arrière-grand-père, ce Louis-le-Grand qui méritait son nom et sous le règne béni duquel Baldini avait encore eu le privilège de vivre de nombreuses années, eût toléré qu’une démonstration aussi ridicule se déroulât sous ses yeux ! Mais c’était l’esprit des temps nouveaux, et tout cela finirait mal !

Car à partir du moment où l’on ne se gênait plus pour mettre en doute de la façon la plus insolente l’autorité de l’Eglise de Dieu ; où l’on parlait de monarchie, elle aussi voulue par Dieu, et de la personne sacrée du roi comme si ce n’étaient que des articles interchangeables dans un catalogue de toutes les formes de gouvernement, parmi lesquelles on pouvait choisir à sa guise ; quand enfin on avait le front, comme cela ce faisait à présent, de présenter Dieu lui-même, le Tout-Puissant, comme quelque chose dont on pouvait fort bien se passer, et de prétendre très sérieusement que l’ordre, les bonnes mœurs et le bonheur sur terre étaient imaginables sans lui et pouvaient procéder uniquement de la moralité innée et de la raison des hommes... Dieu du ciel !..., il ne fallait plus s’étonner alors que tout soit sens dessus dessous, que les mœurs se dégradent et que l’humanité s’attire les foudres de Celui qu’elle reniait. Cela finira mal. La grande comète de 1681, dont ils ont ri et dont ils ont prétendu que ce n’était qu’un amas d’étoiles, c’était tout de même bien un avertissement divin, car elle annonçait  – on le savait bien maintenant  – un siècle dissolu, un siècle de déchéance, un marécage spirituel, politique et religieux, que l’humanité avait creusé de ses mains, où elle n’allait pas tarder à sombrer et où seules fleurissaient encore des fleurs nauséabondes aux couleurs tapageuses, comme ce Pélissier !

Il était debout à la fenêtre, le vieux Baldini, et jetait un regard haineux vers le soleil qui éclairait le fleuve à l’oblique. Des péniches surgissaient sous ses pieds et glissaient lentement vers l’ouest en direction du Pont-Neuf et du port qui était au pied des galeries du Louvre. Aucune ne remontait ici le courant, elles empruntaient l’autre bras du fleuve, de l’autre côté de l’île. Ici, tout se contentait de descendre le courant, les péniches vides ou pleines, les petites embarcations à rames et les barques plates des pêcheurs, l’eau teintée de crasse et l’eau frisée d’or, tout ici ne faisait que s’écouler, descendre et disparaître, lentement, largement, irrésistiblement. Et quand Baldini regardait tout droit à ses pieds, le long de sa maison, il avait l’impression que les eaux aspiraient et entraînaient au loin les piles du pont, et il avait le vertige.

Ç’avait été une erreur d’acheter cette maison sur le pont et une double erreur de la prendre sur le côté ouest. Du coup, il avait sans cesse sous les yeux le courant qui s’éloignait et il avait l’impression de s’en aller lui-même, lui et sa maison et sa fortune acquise en des dizaines d’années : lui et elles partaient au fil de l’eau, et il était trop vieux et trop faible pour s’arc-bouter encore contre ce puissant courant. Parfois, lorsqu’il avait à faire sur la rive gauche, dans le quartier de la Sorbonne ou de Saint-Sulpice, il ne prenait pas par l’île et le pont Saint-Michel, mais faisait le tour par le Pont-Neuf, car sur ce pont il n’y avait pas de constructions. Alors il s’accotait au parapet du côté de l’est et regardait vers l’amont, afin de voir pour une fois le courant venir vers lui et tout lui apporter ; et pendant quelques instants il se plaisait à imaginer que la tendance de sa vie s’était inversée, que les affaires étaient florissantes, que la famille était prospère, que les femmes se jetaient à son cou et que son existence, au lieu de s’étioler, s’amplifiait à n’en plus finir.

Mais ensuite, quand il levait un tout petit peu les yeux, il voyait à quelques centaines de mètres sa propre maison, fragile, étroite et haute, sur le Pont-au-Change, et il voyait la fenêtre de son laboratoire au premier étage, et il se voyait lui-même à cette fenêtre, se voyait regarder en direction du fleuve et observer le courant qui s’éloignait, comme à présent. Et du coup le beau rêve s’envolait et Baldini, debout sur le Pont-Neuf, se détournait, plus abattu qu’avant, abattu comme à présent, tandis qu’il se détournait de la fenêtre, allait à son bureau et s’y asseyait.

12

Devant lui était posé le flacon contenant le parfum de Pélissier. Le liquide avait au soleil un éclat d’un brun doré, limpide, sans rien de trouble. Il avait l’air parfaitement innocent, comme du thé clair  – et pourtant, outre quatre cinquièmes d’alcool, il contenait un cinquième de ce mystérieux mélange qui était capable de mettre en émoi une ville entière. Et ce mélange à son tour pouvait être constitué de trois ou de trente éléments différents, dans des proportions tout à fait précises qu’il fallait trouver parmi une infinité d’autres. C’était l’âme de ce parfum (pour autant qu’on pût parler d’âme, s’agissant d’un parfum de ce commerçant au cœur froid qu’était Pélissier) et c’est son agencement qu’il fallait maintenant découvrir.

Baldini se moucha soigneusement et baissa un peu la jalousie de la fenêtre, car la lumière directe du soleil était dommageable à tout élément odoriférant et à toute concentration olfactive un peu raffinée. Du tiroir de son bureau, il tira un mouchoir frais, en dentelle blanche, et le déploya. Puis il retira le bouchon du flacon, en le tournant légèrement. Ce faisant, il rejeta la tête en arrière et pinça les narines, car pour rien au monde il ne voulait se faire une impression prématurée en sentant directement le flacon. Le parfum se sentait à l’état épanoui, aérien, jamais à l’état concentré. Il en fit tomber quelques gouttes sur le mouchoir, qu’il agita en l’air pour faire partir l’alcool et qu’il porta ensuite à son nez. En trois coups très brefs, il aspira le parfum comme une poudre, l’expira aussitôt et, de la main, s’envoya de l’air frais au visage, puis renifla encore sur le même rythme ternaire et, pour finir, aspira une longue bouffée, qu’il relâcha lentement, en s’arrêtant plusieurs fois, comme s’il la laissait glisser sur un long escalier en pente douce. Il jeta le mouchoir sur la table et se laissa retomber contre le dossier de son fauteuil.

Le parfum était ignoblement bon. Ce misérable Pélissier était malheureusement un artiste. Un maître, Dieu nous pardonne, et quand bien même il n’avait pas suivi d’apprentissage ! Baldini eût souhaité que cet « Amor et Psyché » fût de lui. Cela n’avait pas trace de vulgarité. C’était absolument classique, rond et harmonieux. Et pourtant d’une nouveauté fascinante. C’était frais, mais pas racoleur. C’était fleuri sans être pâteux. Cela vous avait de la profondeur, une magnifique profondeur, tenace, flamboyante et d’un brun foncé  – mais pas surchargée ni grandiloquente pour un sou.