Grimal, qui était lui aussi convaincu d’avoir fait la meilleure affaire de sa vie, retourna à la Tour d’Argent et y but deux autres bouteilles de vin, puis vers midi se transporta au Lion d’Or, sur l’autre rive, et là s’enivra avec si peu de retenue que, tard dans la nuit, voulant retourner encore à la Tour d’Argent, il confondit la rue Geoffroy-l’Asnier avec la rue des Nonaindières et, de ce fait, au lieu d’aboutir directement au Pont-Marie, comme il le désirait, il atterrit pour son malheur sur le quai des Ormes, d’où il se flanqua de tout son long, tête en avant, dans l’eau, comme dans un lit douillet. Il mourut sur le coup. Mais il fallut du temps pour que le fleuve l’écarte de l’eau peu profonde où il avait chu et l’entraîne, le long des péniches amarrées, jusqu’en plein courant, et ce n’est qu’au petit matin que le tanneur Grimal, ou plutôt son cadavre détrempé, se mit à cingler plus gaillardement vers l’aval et vers l’ouest.
A l’heure où il doubla le Pont-au-Change, sans bruit et sans heurter la pile du pont, Jean-Baptiste Grenouille se mettait justement au lit à vingt mètres au-dessus de lui. Dans le coin le plus reculé de l’atelier de Baldini, on lui avait donné une couche étroite dont il était en train de prendre possession, tandis que son ancien patron, bras et jambes allongés, descendait la Seine dans le froid. Il se mit voluptueusement en boule et se fit petit comme la tique. Comme le sommeil le gagnait, il s’enfonça de plus en plus profondément en lui-même et fit une entrée triomphale dans sa citadelle intérieure où il entreprit, pour fêter sa victoire, de célébrer en rêve une fête olfactive, une gigantesque orgie de fumée d’encens et de vapeurs de myrrhe, en l’honneur de lui-même.
17
L’acquisition de Grenouille marqua le début de l’ascension de la maison Giuseppe Baldini vers une renommée nationale et même européenne. Le carillon persan n’était plus jamais silencieux et les hérons ne cessaient de cracher, dans la boutique du Pont-au-Change.
Dès le soir même, Grenouille dut faire une grosse bonbonne de « Nuit Napolitaine », dont au cours de la journée suivante on vendit plus de quatre-vingts flacons. La réputation du parfum se répandit à une vitesse fulgurante. Chénier en avait les yeux vitreux, à force de compter l’argent, et mal dans le dos, de toutes les profondes courbettes qu’il devait exécuter, car on voyait défiler de hautes et de très hautes personnalités, ou du moins les serviteurs de hautes et de très hautes personnalités. Et même, un jour, la porte s’ouvrit dans un grand fracas et l’on vit entrer le laquais du comte d’Argenson, criant comme seuls savent crier les laquais qu’il lui fallait cinq bouteilles du nouveau parfum, et Chénier en tremblait encore de respect un quart d’heure après, car le comte d’Argenson était Intendant, ministre de la guerre, et l’homme le plus puissant de Paris.
Pendant que Chénier, dans la boutique, devait faire face tout seul à l’assaut de la clientèle, Baldini s’était enfermé dans l’atelier avec son nouvel apprenti. Vis-à-vis de Chénier, il justifiait cette disposition par une théorie abracadabrante qu’il appelait « division du travail et rationalisation ». Pendant des années, déclarait-il, il avait patiemment assisté au débauchage de sa clientèle par les Pélissier et autres personnages faisant fi de la corporation et gâchant le métier. Maintenant, sa patience était à bout. Maintenant, il relevait le défi et rendait coup pour coup à ces insolents parvenus, et ce en employant les mêmes moyens qu’eux : chaque saison, chaque mois et, s’il le fallait, chaque semaine, il abattrait la carte de parfums nouveaux, et quels parfums ! Il allait puiser à pleines mains dans ses ressources de créateur. Et pour cela il était nécessaire qu’assisté uniquement d’un commis sans formation il se consacre tout entier et exclusivement à la production des parfums, tandis que Chénier s’occuperait exclusivement de leur vente. Avec cette méthode moderne, on allait ouvrir un nouveau chapitre dans l’histoire de la parfumerie, on allait balayer la concurrence et devenir immensément riche – oui, il disait délibérément et expressément « on », car il songeait à accorder un certain pourcentage de ces immenses richesses au compagnon qui l’avait si longtemps et si bien servi.
Voilà seulement quelques jours, Chénier eût considéré de tels propos, de la part de son maître, comme les premiers symptômes de la démence sénile. « Cette fois, il est mûr pour la Charité, aurait-il pensé, il n’y en a plus pour longtemps avant qu’il lâche définitivement ses pipettes. » A présent, il ne pensait plus rien. Il n’en avait plus le temps, il avait trop à faire. Il avait tant à faire que, le soir, il était quasiment trop épuisé pour vider la caisse pleine à craquer et pour y prélever sa part. L’idée ne lui serait jamais venue que ce qu’il y avait là-dessous n’était pas catholique, quand il voyait Baldini sortir presque chaque jour de son atelier avec un nouveau produit.
Et quels produits c’étaient ! Non seulement des parfums de grande, de très grande classe, mais aussi des crèmes et des poudres, des savons, des lotions capillaires, des eaux, des huiles... Tout ce qui devait avoir une senteur avait désormais des senteurs nouvelles, différentes, plus magnifiques que jamais. Et sur tout, mais vraiment tout ce qui sortait, n’importe quel jour, de l’imagination débordante de Baldini, même sur ces nouveaux rubans parfumés pour attacher les cheveux, le public se ruait comme si on l’avait ensorcelé, et le prix n’avait aucune importance. Tout ce que sortait Baldini était un succès. Et le succès avait la puissance et l’évidence d’un phénomène de la nature, si bien que Chénier renonça à en chercher la cause. Que par exemple le nouvel apprenti, ce gnome si gauche qui logeait dans l’atelier comme un chien et qu’on voyait parfois, quand le maître sortait, occupé à l’arrière plan à essuyer des bocaux ou à nettoyer des mortiers, que cet être inexistant pût être pour quelque chose dans le prodigieux essor de la maison, c’est une chose à laquelle Chénier n’aurait même pas cru si on la lui avait dite.
Naturellement, le gnome y était pour beaucoup, et même pour tout. Ce que Baldini apportait de l’atelier dans la boutique et donnait à vendre à Chénier n’était qu’une fraction de ce que Grenouille concoctait à huis clos. Baldini, le nez au vent, avait peine à suivre. C’était parfois pour lui un véritable supplice que d’avoir à choisir entre toutes les splendeurs que produisait Grenouille. Cet apprenti sorcier aurait pu approvisionner en recettes tous les parfumeurs de France sans se répéter, sans fournir une seule fois quelque chose de médiocre ou seulement de moyen... ou plus exactement, il n’aurait justement pas pu les approvisionner en recettes, c’est-à-dire en formules, car au début Grenouille composait ses parfums de la manière chaotique et fort peu professionnelle qui était déjà connue de Baldini, à savoir en mélangeant à vue de nez ses ingrédients dans ce qui paraissait un affreux désordre. Afin de pouvoir sinon contrôler, du moins comprendre ces opérations aberrantes, Baldini exigea un jour de Grenouille que, pour composer ses mélanges et même s’il ne jugeait pas cela nécessaire, il se serve de la balance, du verre gradué et de la pipette ; et qu’il prenne en outre l’habitude de ne pas considérer l’esprit-de-vin comme un ingrédient, mais comme un solvant à rajouter après, et qu’enfin, pour l’amour du Ciel, il procède avec la sage lenteur qui seyait à un artisan digne de ce nom.