— Ah ! et ce pauvre petit enfant ! Cet être innocent ! Il est là couché dans son panier et il sommeille, il n’a aucune idée des répugnants soupçons qu’on nourrit à son égard. Tu ne sentirais pas comme doivent sentir les enfants des hommes, à ce que prétend cette effrontée. Eh bien, que faut-il en penser ? Guiliguili !
Et il balançait doucement le panier sur ses genoux, en caressant du doigt la tête du nourrisson et en disant de temps à autre « guili-guili », expression dont il pensait qu’elle avait sur les petits enfants un effet tendre et apaisant.
— Il paraît que tu devrais sentir le caramel, quelle absurdité ! Guili-guili !
Au bout d’un moment, il retira son doigt, le porta à son nez, renifla, mais ne sentit rien d’autre que la choucroute qu’il avait mangée à midi.
Il hésita un instant, s’assura que personne ne pouvait l’observer, souleva le panier et y plongea son gros nez. Il le promena au ras du petit crâne, à tel point que les maigres cheveux roux de l’enfant lui chatouillaient les narines, et chercha à aspirer quelque odeur. Il ne savait pas trop quelle odeur devait avoir une tête de nourrisson. Certainement pas l’odeur de caramel, bien sûr, car enfin le caramel était du sucre fondu, et comment voudriez-vous qu’un nourrisson qui n’a jamais bu que du lait sente le sucre fondu ? Il aurait pu sentir le lait, le lait de nourrice. Mais il ne sentait pas le lait. Il aurait pu sentir les cheveux, les cheveux et la peau, et peut-être un peu la sueur d’enfant. Et Terrier de renifler, s’apprêtant à sentir une odeur de peau, de cheveux et de sueur d‘enfant. Mais il ne sentait rien. Avec la meilleure volonté du monde, rien. C’est vraisemblablement qu’un nourrisson ne sent rien, pensa-t-il, ça doit être ça. Un nourrisson, pour peu qu’on le tienne propre, n’a pas à sentir, pas plus qu’il n’a à parler, à marcher ou à écrire. Ce sont des choses qui ne viennent qu’avec l’âge. A strictement parler, l’être humain n’exhale une odeur que quand il est pubère. C’est ainsi et pas autrement. Horace déjà n’écrivait-il pas : « L’éphèbe sent le mâle, et la vierge en s’épanouissant dégage le parfume du narcisse blanc .... » ? Et les Romains s’y entendaient ! L’odeur humaine est toujours charnelle, c’est donc toujours une odeur de péché. Comment, par conséquent, voudrait-on qu’un nourrisson ait une odeur, lui qui n’a pas même connu en rêve le péché de la chair ? Comment voudrait-on qu’il sente ? Guili-guili ? Rien du tout !
Il avait reposé le panier sur ses genoux et le berçait doucement. L’enfant dormait toujours profondément. Son poing droit dépassait de la couverture, petit et rouge, et se crispait parfois contre sa joue de façon attendrissante. Terrier sourit et tout d’un coup se sentit tout à son aise. L’espace d’un moment, il s’accorda la permission de rêver qu’il était lui-même le père de l’enfant. Il n’aurait pas été moine, mais un bourgeois normal, un brave artisan, peut-être, il aurait pris femme, une femme toute chaude fleurant le lait et le coton, et avec elle il aurait fait un fils, et il serait en train de le bercer sur ses propres genoux, son propre enfant, guili-guili... Il se sentait bien, à cette idée. C’était une idée qui était tellement dans l’ordre. Un père berce son fils sur ses genoux, guili-guili, c’était une image aussi vieille que le monde, et tant que le monde existerait, ce serait une image neuve et juste, eh oui ! Terrier en avait le cœur tout réchauffé, et l’âme tout émue.
C’est alors que l’enfant s’éveilla. Son réveil débuta par le nez. Son petit bout de nez bougea, se retroussa et renifla. Ce nez aspirait l’air et le rejetait en courtes bouffées qui ressemblaient à des éternuements inachevés. Puis le nez se plissa, et l’enfant ouvrit les yeux. Ces yeux étaient d’une couleur mal définie, à mi-chemin entre un gris d’huître et un blanc crémeux et opalin, et ils semblaient voilés d’une sorte de taie vitreuse, comme si manifestement ils n’étaient pas encore aptes à voir. Terrier eut l’impression que ces yeux ne le percevaient pas du tout. Il en allait tout autrement du nez. Tandis que les yeux sans éclat de l’enfant louchaient dans le vague, le nez paraissait fixer un but précis, et Terrier eut le sentiment très étrange que ce but, c’était lui, sa personne. Terrier lui-même. Les minuscules ailes de ces minuscules narines, au milieu du visage de l’enfant, se dilataient comme une fleur qui éclot Ou plutôt comme les corolles de ces petites plantes carnivores qu’on voyait dans le jardin botanique du roi. Et comme de ces plantes, il en émanait une aspiration inquiétante. Il semblait à Terrier que l’enfant le regardait avec ses narines, l’examinait sans complaisance, plus implacablement qu’on ne saurait le faire avec les yeux, qu’il engloutissait avec son nez quelque chose qui émanait de Terrier sans que celui-ci pût le retenir ni le dissimuler... Cet enfant sans odeur passait impudemment en revue ses odeurs à lui, Terrier, c’était bien cela ! Il le flairait des pieds à la tête ! Et Terrier tout d’un coup se trouva puant, puant la sueur et le vinaigre, la choucroute et les vêtements sales. Il eut le sentiment d’être nu et laid, livré aux regards de quelqu’un qui le fixait sans rien livrer de soi-même. Cette exploration olfactive paraissait même traverser sa peau et le pénétrer en profondeur.