Выбрать главу

Grenouille jetait sur la ville de Grasse un regard très froid. Il n’était pas en quête de la terre promise des parfumeurs et son cœur n’était pas en train de fondre à la vue de cette bourgade accrochée à ses collines, de l’autre côté. Il était venu parce qu’il savait qu’on pouvait apprendre là mieux qu’ailleurs certaines techniques d’extraction des parfums. Et c’était ces techniques qu’il voulait acquérir, car il en avait besoin pour les buts qu’il poursuivait. Il tira de sa poche le flacon contenant son parfum, dont il usa avec parcimonie, puis il se remit en route. Une heure et demie plus tard, vers midi, il était à Grasse.

Il mangea dans une taverne dans le haut de la ville, sur la place aux Aires. Celle-ci était traversée dans sa longueur par un ruisseau où les tanneurs lavaient leurs peaux, pour les étendre ensuite à sécher. Il régnait une odeur si âcre que plus d’un client en avait l’appétit coupé. Grenouille, non. Lui, cette odeur lui était familière, elle lui donnait un sentiment de sécurité. Dans toutes les villes, il commençait toujours par chercher le quartier des tanneurs. En partant ainsi du coin de la puanteur pour explorer ensuite les autres parties du lieu, il avait l’impression de ne plus être un étranger.

Tout l’après-midi, il parcourut la ville. Elle était incroyablement sale, en dépit de toute l’eau qui jaillissait de douzaines de sources et de fontaines, ou plutôt précisément à cause de toute cette eau, car elle dévalait en gargouillant jusqu’en bas de la ville, dans des ruisseaux et des caniveaux anarchiques qui minaient les ruelles ou les inondaient de boue. Les maisons étaient, dans certains quartiers, tellement serrées qu’il ne restait guère qu’une aune pour les passages et les perrons et que les passants pataugeant dans la boue ne pouvaient éviter de se bousculer. Et même sur les places et dans les quelques rues un peu plus larges, les charrettes avaient peine à ne pas se heurter.

Pourtant, en dépit de toute cette crasse, de cette saleté et de cette exiguïté, la ville regorgeait d’activité industrieuse. Au cours de son tour de ville, Grenouille ne repéra pas moins de sept savonneries, une douzaine de maîtres parfumeurs et gantiers, une infinité de petites distilleries, de fabriques de pommades et de boutiques d’épices, et enfin six ou sept négociants de parfums en gros.

Il est vrai que c’étaient là des grossistes disposant de stocks considérables. A voir leurs maisons, on ne le soupçonnait souvent pas. Les façades donnant sur la rue avaient un aspect modestement bourgeois. Mais ce qui était entreposé là derrière, dans des magasins et dans de gigantesques caves, tonneaux d’huile, monceaux de précieux savons à la lavande, bonbonnes d’extraits de fleurs, vins, alcools, ballots de cuirs parfumés, coffres, caisses et sacs bourrés d’épices (Grenouille sentait tout cela en détail, à travers les murs les plus épais), c’étaient des richesses comme des princes n’en possédaient point. Et lorsqu’il flairait plus attentivement encore, il percevait qu’en s’éloignant de la rue, au-delà des magasins et des entrepôts prosaïques et sur l’arrière de ces maisons bourgeoises un peu étriquées, il y avait des bâtiments du genre le plus somptueux. Autour de jardins petits, mais délicieux, où s’épanouissaient palmiers et lauriers-roses et où murmuraient les jeux d’eau de fontaines raffinées enchâssées dans des parterres de fleurs, s’étendaient les véritables demeures, dont les ailes s’ouvraient généralement au midi en dessinant un « U » : appartements inondés de soleil et tapissés de soie à l’étage, luxueux salons aux boiseries exotiques au rez-de-chaussée, et des salles à manger qui se prolongeaient parfois en terrasses jusque dans les jardins et où effectivement, comme l’avait raconté Baldini, l’on mangeait dans l’or et la porcelaine. Les maîtres des demeures ainsi cachées sur l’envers de ce modeste décor sentaient l’or et la puissance, ils dégageaient une odeur de richesse considérable et bien assise, et cette odeur était plus forte que tout ce que Grenouille avait jusque-là senti dans ce genre au cours de son voyage en province.

L’un de ces palais camouflés le retint plus longtemps. La maison était située au début de la rue Droite, une grande rue qui traversait toute la ville d’ouest en est. Elle n’avait pas une allure extraordinaire, sa façade était bien un peu plus large et plus cossue que celle des bâtiments voisins, mais sans rien d’imposant. Devant le porche stationnait un haquet chargé de tonneaux qu’on était en train d’avaler sur une rampe. Un second chariot attendait. Un homme pénétra dans le comptoir, des papiers à la main, en ressortit en compagnie d’un autre et tous deux disparurent sous le porche. Grenouille était debout de l’autre côté de la rue et les regardait faire. Ce qui se passait là ne l’intéressait pas. Pourtant il restait. Quelque chose le retenait.

Il ferma les yeux et se concentra sur les odeurs qui lui arrivaient du bâtiment d’en face. Il y avait les odeurs des tonneaux, vinaigre et vin, puis les centaines d’odeurs capiteuses de l’entrepôt, puis les odeurs de richesse qui transpiraient des murs comme une fine sueur d’or, et enfin les odeurs d’un jardin qui devait se trouver de l’autre côté de la maison. Il n’était pas facile de saisir les parfums plus délicats de ce jardin, car ils ne filtraient qu’en filets ténus jusqu’à la rue, par-dessus les toits pentus. Grenouille distinguait là des magnolias, des jacinthes, des daphnés et des rhododendrons... mais il semblait y avoir encore autre chose, quelque chose de terriblement bon qui sentait là, dans ce jardin, une odeur délicieusement exquise comme il n’en avait jamais senti de sa vie, ou alors une seule fois... Il fallait qu’il approche de cette odeur.

Il se demanda s’il allait simplement passer par le porche pour pénétrer dans cette demeure. Mais entre-temps, il y avait tant de gens occupés à décharger et à contrôler les tonneaux qu’il se ferait sûrement remarquer. Il se décida à remonter la rue pour trouver une ruelle ou un passage qui le ramènerait peut-être sur le côté de la maison. Au bout de quelques mètres, il avait atteint la porte de la ville, où commençait la rue Droite. Il franchit la porte, prit tout de suite à gauche et longea les remparts en suivant la pente. Il n’eut pas à aller loin pour sentir l’odeur du jardin, faible d’abord et encore mélangée à l’air des champs, puis de plus en plus forte. Il sut enfin qu’il était tout près. Le jardin touchait les remparts. Grenouille était juste à côté. En se reculant un peu, il apercevait par-dessus le mur d’enceinte les branches les plus hautes des orangers.

De nouveau, il ferma les yeux. Les senteurs du jardin l’assaillirent, nettes et bien dessinées comme les bandes colorées d’un arc-en-ciel. Et la senteur précieuse, celle qui lui importait, était bien là. Grenouille en était brûlant de volupté et glacé de terreur. Le sang lui monta à la tête comme à un galopin pris en faute, puis reflua vers le milieu du corps, puis remonta, puis reflua encore, et il ne pouvait rien y faire. L’attaque de cette odeur avait été trop brusque. L’espace d’un instant, d’un soupir qui lui parut une éternité, il lui sembla que le temps se dédoublait ou qu’il s’annihilait tout à fait, car il ne savait plus si maintenant était maintenant, si ici était ici, ou bien si au contraire ici et maintenant étaient autrefois et là-bas : à savoir rue des Marais, à Paris, en septembre 1753. Car le parfum qui flottait dans l’air, en provenant de ce jardin, c’était le parfum de la jeune fille rousse qu’il avait alors assassinée. D’avoir retrouvé ce parfum dans le vaste monde, cela lui fit verser des larmes de pur bonheur... et que cela put ne pas être vrai, cela l’emplissait d’une terreur mortelle.