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Druot se montrait de moins en moins. Il faisait son devoir dans le lit de Madame et, quand il apparaissait, puant la sueur et le sperme, c’était pour filer sans tarder aux « Quatre Dauphins ». Madame aussi descendait rarement. Elle s’occupait de gérer sa fortune et de transformer sa garde-robe en prévision de la fin de son année de deuil. Souvent, Grenouille ne voyait personne de la journée, hormis la servante, qui lui donnait sa soupe à midi, et le soir du pain et des olives. Il ne sortait guère. Quant aux manifestations de sa corporation, à savoir les réunions et défilés périodiques des compagnons, il y participait juste assez souvent pour ne se faire remarquer ni par son absence ni par sa présence. Il n’avait ni amis ni relations, mais veillait soigneusement à ne pas passer pour arrogant ou pour sauvage. Il laissait les autres compagnons trouver sa société insipide et sans intérêt. Il était passé maître dans l’art de respirer l’ennui et de passer pour un pauvre imbécile  – mais sans aller jusqu’à faire les frais de plaisanteries amusées, ni de quelqu’une de ces farces bien senties qui étaient une spécialité de la corporation. Il parvint à se rendre parfaitement inintéressant. On le laissait en paix. Et c’est tout ce qu’il voulait.

38

Il passait son temps dans l’atelier. Vis-à-vis de Druot, il prétendit vouloir inventer une recette d’eau de Cologne. Mais en réalité, il poursuivait des expériences sur des parfums tout différents. Le parfum qu’il s’était fabriqué à Montpellier tirait à sa fin, bien qu’il en usât très parcimonieusement. Il en créa un nouveau. Mais cette fois, il ne se contenta pas de mélanger à la hâte des ingrédients pour imiter tant bien que mal l’odeur humaine, il mit son point d’honneur à se pourvoir d’un parfum personnel, ou plutôt d’une quantité de parfums personnels.

D’abord, il se fit un parfum de banalité, un vêtement olfactif gris souris pour tous les jours, où figurait bien encore l’odeur de fromage aigre propre à l’humanité, mais elle ne se dégageait plus à l’extérieur que comme à travers une épaisse couche de vêtements de lin et de laine enveloppant la peau sèche d’un vieillard. Avec cette odeur, il pourrait commodément se mêler aux hommes. Le parfum était assez fort pour justifier olfactivement l’existence d’une personne, mais trop discret pour gêner qui que ce fût. Du coup, Grenouille n’était pas vraiment présent par l’odeur, et pourtant très humblement justifié d’être là : position hybride qui lui convenait fort bien, tant dans la maison Arnulfi que lorsqu’il avait éventuellement à faire en ville.

En certaines circonstances, à vrai dire, ce parfum modeste se révéla gênant. Quand il avait des courses à faire pour Druot ou que, pour son propre compte, il voulait acheter chez un marchand un peu de civette ou quelques grains de musc, il pouvait arriver qu’on le remarquât tellement peu qu’on l’oubliait et qu’on le ne servait pas ; ou bien on le voyait, mais on le servait de travers et on le plantait là sans finir de le servir. Pour les cas de ce genre, il s’était composé un parfum un peu plus dru, sentant légèrement la sueur, un peu plus anguleux et encombrant, olfactivement parlant, qui lui donnait une allure plus brusque et faisait croire aux gens qu’il était pressé et avait des affaires urgentes. Il avait aussi une imitation de l’aura seminalis de Druot (reconstituée à s’y tromper par enfleurage d’un drap de lit crasseux, à l’aide d’une pâte faite d’œufs de canard frais et de farine de froment échauffée) qui donnait de bons résultats quand il s’agissait de provoquer un certain degré d’attention.

Un autre parfum de son arsenal était destiné à susciter la pitié et fit ses preuves sur les femmes d’âge moyen et avancé. Il sentait le lait maigre et le bois tendre et propre. Quand il s’en mettait, Grenouille  – même s’il était mal rasé, qu’il avait la mine lugubre et qu’il était enveloppé d’un manteau faisait l’effet d’un petit garçon pâle dans un pourpoint élimé, et il fallait l’aider. Sur le marché, quand elles flairaient son odeur, les marchandes lui fourraient dans les poches des noix et des poires sèches, parce qu’il avait tellement l’air d’avoir faim et d’être désemparé, disaient-elles. Et la femme du boucher, au demeurant une implacable garce, lui permettait de faire son choix parmi les déchets nauséabonds de viande et d’os, et de les emporter gratis, car ce parfum d’innocence faisait vibrer en elle la corde maternelle. Ces déchets, à leur tour, lui fournirent par extraction directe à l’alcool les principaux ingrédients d’une odeur qu’il prit lorsqu’il voulait à tout prix être seul et qu’on s’écarte de lui. Cette composition suscitait autour de lui une atmosphère de vague nausée, une exhalaison putride analogue à celle qui émane au réveil des vieilles bouches mal entretenues. Elle était si efficace que même Druot, pourtant peu délicat, ne pouvait faire autrement que de se détourner et de prendre le large, sans d’ailleurs savoir clairement ce qui l’avait réellement chassé. Et quelques gouttes de ce repellent, lâchées sur le seuil de la cabane, suffisaient pour tenir à l’écart tout intrus, homme ou bête.

Ainsi protégé par diverses odeurs, dont il changeait comme de vêtements selon les nécessités extérieures et qui lui servaient toutes à n’être pas inquiété dans le monde des hommes et à dissimuler sa vraie nature, Grenouille se consacra désormais à sa vraie passion : la subtile chasse aux parfums. Et puisqu’il avait devant les yeux un grandiose objectif et disposait encore d’un an, il ne fit pas seulement preuve d’un zèle ardent, mais aussi d’un systématisme extraordinairement réfléchi pour affûter ses armes, affiner ses techniques et perfectionner progressivement ses méthodes. Il reprit les choses là où il les avait laissées chez Baldini : à l’extraction des odeurs de choses inanimées, pierre, métal, verre, bois, sel, eau, air...

Ce qui avait alors échoué avec le procédé grossier de la distillation réussit maintenant grâce à la forte capacité d’absorption que manifestaient les corps gras. Un bouton de porte en laiton, dont l’odeur terne, froide et moisie lui avait plu, se trouva ainsi emmailloté, pendant quelques jours dans du gras de bœuf. Or, quand Grenouille éplucha ce gras et le testa, il avait bel et bien, de façon légère mais très nette, l’odeur de ce bouton de porte. Et même après lavage à l’alcool, l’odeur était encore là, infiniment subtile, lointaine, estompée par les vapeurs de l’esprit-de-vin et sans doute perceptible en ce monde uniquement par le nez fin de Grenouille... mais enfin elle était encore là, c’est-à-dire qu’au moins en principe, on pouvait en disposer. S’il avait eu dix mille boutons de porte et qu’il les avait mis pendant des milliers de jours dans la graisse de bœuf, il aurait pu en tirer une petite goutte d’essence absolue de bouton de porte en laiton, et si forte que n’importe qui aurait eu sous le nez l’irréfutable illusion de l’original.

Il obtint un résultat analogue avec l’odeur crayeuse et poreuse d’une pierre qu’il avait trouvée dans l’oliveraie, devant sa cabane. Il l’épuisa par macération et en tira une petite rognure de pommade de pierre, dont l’odeur infinitésimale lui causa une joie indescriptible. Il la combina avec d’autres odeurs, provenant de toutes sortes d’objets environnant sa cabane et mit peu à peu au point un modèle en miniature de ce bois d’oliviers derrière le couvent des franciscains ; il put enfermer ce modèle dans un minuscule flacon qu’il portait sur lui et, quand il lui plaisait, il était en mesure de le ressusciter olfactivement.

C’étaient des acrobaties de parfumeur virtuose qu’il exécutait là, de merveilleux petits jeux qu’à vrai dire nul autre que lui ne pouvait apprécier ni même connaître. Mais il était lui-même ravi de ces prouesses parfaitement gratuites et jamais il n’y eut dans sa vie, ni avant ni après, de moments de bonheur aussi innocent qu’à cette époque où se piquant au jeu, il créait ainsi pour l’odorat des paysages, des natures mortes ou des tableaux de tel ou tel objet. Car bientôt il passa à des objets vivants.