Sibilla Aleramo
Le Passage suivi de Transfiguration
Traduit de l'Italien par Pierre-Paul Plan
Le Passage
Tout sera transformé en quelque chose de riche et d'étrange.
Shakespeare.
LE SILENCE
Le silence attend. Le silence, la plus fidèle chose qui m'ait enlacée dans la vie.
Plus grand que moi, au fur et à mesure de ma croissance, il croissait, lui aussi, semblait toujours vouloir m'écouter; nous nous taisions ensemble, et je me retrouvais toujours la même entre ses bras, sans stature, sans âge, créée par le silence même, peut-être par un sien désir immuable, ou peut-être non encore née, larve qu'il protégeait.
Une fois encore, je suis seule, je suis loin, et autour de moi tout se tait.
Loin est qui m'aime, qui peut-être, cette nuit, est sur le point de disparaître et me bénit, ayant cru en moi. Loin, ceux que j'ai fait souffrir et ceux qui m'ont fait souffrir, ceux qui voudraient m'oublier et ne savent pas qu'ils ne m'ont pas encore connue. Et il y a des coins où je ne suis pas attendue, et où sont et palpitent d'autres tourbillons de lumière et d'ombre. Le silence les encercle en vain.
Sur les eaux tranquilles, là-bas à travers les joncs, les étoiles reposent.
Pourquoi dois-je te céder, ô mon fidèle?
Toi qui, de mes inutiles questions si répétées à travers mes sanglots, faisais dans mon coeur d'inattendus frissons de mélodie, quand je regardais fixement jusqu'à la torture des formes dociles et inconscientes d'elles-mêmes, quelque tison se consumant, quelque branche secouée par le vent, un bout de mur blanc ou une allégorie de voiles, ailes sur la mer…
Je suis seule, nul souffle que le mien n'agite la flamme de cette petite lampe.
Dehors, dans l'obscurité, quelque chose s'efface, meurt petit à petit.
Egalement éloignées de moi la mort et la vie, si enfin je parle.
Mais comme si cette heure, toutefois, était ma dernière heure.
Comme si je ne devais jamais plus me retrouver neuve sous la caresse de l'air.
C'est notre heure, ô mon fidèle, heure immobile, comme les eaux, là-bas, à travers les joncs où les étoiles reposent.
LES AILES
Je prends ma force et je prends ma peine et mon anxiété.
Qui m'a fait si forte?
Si longtemps, j'ai cru que c'était un miracle; je savais avoir en moi des éléments en guerre: la douceur de ma mère et la violence de mon père, la craintive mélancolie de l'une et la rebelle hardiesse de l'autre, le désir de chanter à voix basse pour moi seule, et celui d'agir au milieu du monde, instinct de soumission et instinct de conquête, en opposition perpétuelle: dans tout cela, je ne voyais que raisons de faiblesse. Mes parents se sont trompés en s'unissant, me disais-je, la cause du mal que je porte en moi sans remède est dans la diversité de leurs tempéraments. Et si, malgré le mal, il y a en moi tant d'incroyable valeur, me disais-je, il s'agit là d'un prodige qu'il est vain de sonder.
Mais tout récemment, une nuit que je veillais après je ne sais combien d'autres, en une chambre où montait le rythme dur d'un fleuve débordé, et qu'en mon insomnie, couchée immobile, je regardais fixement le fantôme d'un long supplice d'où je m'arrachais alors avec une plus grande impulsion de vie, soudain, une pensée, qui était en même temps une certitude, passa devant moi comme un éclair, dans les ténèbres. Pensée ou idée, je ne sais. Je ne sais si les noms dont je me sers pour toutes les choses dont je parle sont leurs noms vrais. Ils ont été créés par d'autres, tous les noms, pour toujours. Mais ce qui importe n'est pas de nommer, c'est de montrer les choses. Cette nuit-là, comme j'écoutais la voix du fleuve gronder durement sous les arches du pont et contemplais dans mon coeur une douleur déjà indurée, déjà prête à devenir pierre, je me surpris à songer à ce qui avait uni mon père et ma mère, à leur amour. Je pensai à leurs deux jeunesses. J'avais été conçue dans l'extase et le délire par ces deux créatures alors neuves, belles, victorieuses pour moi de toute tristesse, en ce premier instant de moi-même.
Baiser d'où je suis née, tu étais un chant qu'exprimaient pour moi deux amoureux, tu étais un chant total, et je t'ai emporté dans mes veines, écho que rien n'a jamais pu étouffer. Moi, la première-née, fruit de joie, fusion de deux flammes. Ils s'aimaient parce qu'ils ne se ressemblaient pas, parce que tout de l'un émerveillait l'autre. Et leurs existences se jetaient l'une vers l'autre pour moi, pour former une créature unique, qui vivrait la vie intégrale, la vie si diverse en eux deux, l'accepterait et l'aimerait dans sa totalité. Ils ne le savaient pas. S'ils l'avaient su, peut-être, après m'avoir vue naître, se seraient-ils séparés, peut-être n'auraient-ils pas voulu créer ensemble d'autres enfants avec un élan moindre, pour un destin moins puissant. En moi seule s'est transmis vraiment ce qui les accoupla: la force d'amour qui éternellement dissout tout mal en moi. Que de fois, au cours des nuits, ai-je offert mon coeur à une lame luisante et l'ai-je écouté battre sourdement dans le grand vide; toujours, car ce n'était pas encore l'heure de la mort, j'ai pu me relever et me tendre à l'aube vers le ciel bleu, tendre mes bras à la journée nouvelle. Et si ces deux êtres, aujourd'hui si loin, ne m'avaient rien donné d'autre, cela suffirait, cette claire volonté d'être.
Le flambeau de la vie-mes mains l'ont saisi.
Créature matinale, je secoue doucement l'air quand le jour surgit limpide, et bénit mon front et me ravit, vraiment fait de ciel.
Matins de printemps où, adolescente, je découvris que les branches des oliviers étaient d'argent et frémissaient et brillaient sous le soleil! Matins de ce dernier septembre dans l'île de rochers et de broussailles, aussi âpre que belle! Et il me semble que d'autres m'attendent, sur des rivages que je ne connais pas encore, et peut-être là où j'ai déjà passé, en de grises soirées. Retours parfaits de mélodie, instants d'identité lumineuse! La terre et moi nous sommes une seule chose intense que soulève l'azur.
Mais un autre rythme aussi revient sans jamais s'affaiblir: sur une étendue immense de mer en furie, dans le fracas de blanches ondes, de blanches ailes de mouettes dansent. Il semble qu'elles dansent, en accord avec les cimes flottantes, accompagnant de leur vol et de la nuance de leurs reflets candides l'eau soulevée et l'écume et les nuages épars à l'horizon. Elles cherchent leur vie parmi la fureur, elles vivent en se libérant avec une fière harmonie dans l'espace irrité. Quand les grandes eaux redeviennent couleur de turquoise et que seulement un léger frisson les ride, les mouettes disparaissent.
Anxiété, aile inquiète de mon âme.
"Seigneur, faites-moi devenir grande et brave", priais-je enfant à côté de ma mère. Seule époque de ma vie où j'aie prié, mon unique prière, et c'était plutôt un engagement, presque un pacte.
Anxiété de tout comprendre, de tout respecter et de tout surmonter. Attention trépidante et infatigable, religieuse vigilance de mon humanité. Comme si j'eusse été, au lieu d'un être, une idée à extraire, à manifester, à imposer, à porter en lieu sûr. Est-ce qu'une vie sacrée respire occultement en moi?
Pourtant, je suis celle-là même qui sourit aux fraîches aurores, semblable à une corolle ouverte pour ce jour-là seulement.
Avec mes mains amoureuses, j'ai levé le flambeau qui m'a été transmis. J'ai contemplé le mystère agité de mon esprit, et le lucide aspect de l'univers, et tant d'êtres que j'ai pensé vivants comme moi, hommes et femmes, et le battement de leurs veines sur leurs fronts.
Des hommes et des femmes sont sur mon chemin pour que je les aime.
Je les aime, je les sens vivre, leur vie s'ajoute à la mienne.
Quelle chose serais-je sans ces rencontres sur les routes que j'ai parcourues?
Tout m'attendait, et à l'heure exacte.
Tout m'ont donné. Il semblait que tous avaient été créés pour moi, pour faire que je devinsse, oui, plus grande par chacun d'eux que j'approchais, et plus brave. Je les regardais éperdument, et en adorant ainsi je croyais me donner et au contraire je prenais. Grâce de visages et de corps, éblouissements d'âmes, gloire de jouissances et de souffrances, message sans fin. Des paroles me sont venues même des vies difformes et des vies informes. Et où je passe ignorée, presque furtive, là aussi j'imagine parfois toucher en esprit ceux qui ne m'aperçoivent pas, les ravir un instant à eux-mêmes, en une chaude étreinte. Hautes vallées, chaumières au milieu des prés; l'herbe amortit le frôlement de mon pied. Qu'importe de se montrer et de parler? Une onde suave pénètre soudain le coeur de qui, là, dans la chaumière, attend humblement sa fin.
Et la chimère est là, toujours.
Si j'écris, si je creuse dans ma pensée ou dans ma passion-et mes mots distillent du sang-je crois me donner et au contraire je prends. Je m'illusionne parce que je nourris de moi ma proie. Mais celui qui m'écoute est comme était mon enfant quand il buvait à ma mamelle et que je le tenais dans mes bras, chose mienne qui faisait précieuse ma vie.
Je m'affirme à moi-même: rien d'autre, rien d'autre!
Oh! mais j'affirme tout ce dont je suis composée, tout ce qui est autour de moi et que j'absorbe! Rien n'est perdu. Et quand j'ai soif d'être aimée, c'est encore mon amour pour toutes les choses qui demande à être reconnu, c'est le monde qui veut être embrassé et chanté.
Et peut-être personne n'a cueilli sur mes lèvres ce soupir en quoi je suis tout et rien.
J'avais les joues de rose et longs et lourds les cheveux, j'avais la voix douce et je semblais une petite madone; c'est pour cela qu'ils m'ont souri, et pour les heures d'enchantement, ils m'ont bénie. Mais quand sont venues les heures mauvaises, peu ont su ne pas me haïr.