Et il te l'a répété aussi à toi, quand tu as tant pleuré à cause de cette lettre de moi qu'il n'a pas voulu te laisser lire, qu'il a déchirée plutôt que de te la donner, cette lettre qui t'a planté au coeur le soupçon que lui et moi nous nous aimions, ou au moins commencions à nous aimer, à nous parler de loin plus que comme de simples amis. Que pouvait-il te dire pour te rassurer, sinon qu'il t'aime, et te le faire entendre avec tout l'élan de sa compassion et de sa peine? Compassion pour toi et pour nous, peine pour ta douleur de ce jour et de cette nuit, et pour sa douleur et la mienne de qui sait combien de temps. Mais il te parlait seulement de toi, de ce que tu as été pour lui et pourrais être encore. Et tu l'écoutais, avec avidité, en pleurant toujours moins violemment, pour enfin te reposer sur son coeur, n'est-il pas vrai? Oh! il ne m'a pas raconté cela, sois tranquille: mais je le sais. Il m'a écrit que tu as souffert et qu'il a eu tant de compassion de toi…
Et il m'a écrit…
Attends. Tu vois bien que moi aussi, je dois me faire forte, qu'à moi aussi, l'émotion serre la gorge. Tu ne savais pas que j'aime tant ton mari, n'est-ce pas? Et à présent, tu me regardes avec terreur, parce que tu comprends, tu commences à comprendre un peu… Oui, je vais mal, je ne sais si je ne vais pas plus mal que toi… Mais je puis parler tout de même, je ne pleure pas à présent, et toi, n'est-il pas vrai que tu te sens déjà une autre femme, comme si des années avaient passé sur toi en peu de minutes, et ne me dis-tu pas de continuer; que, malgré ta terreur, tu te sens capable maintenant de savoir tout, et comprends-tu qu'on ne meurt pas de douleur, à présent que tu me vois? Et tu es jalouse, non de mon amour, mais de ma douleur, en ce moment… Tu ne voudrais pas que je souffrisse tant à cause de lui, et plus encore que tu n'as souffert toi, tu le sens.
Pourtant ce n'est pas pour te montrer mon tourment que je me suis mise en route. Et ne crois pas l'avoir mesuré, vois-tu. Moi-même, je ne pourrais pas dire combien il est grand, comme il va profondément, profondément dans mes fibres les plus vives. Ne parlons pas de cela. Cesse de me regarder ainsi, comme si tu voulais, toi, prendre mon mal. Mon mal, je ne puis te le donner, il est à moi, il est dans mon sang, il est dans mon souffle, je ne puis te faire don de cela, je ne puis te sacrifier mon mal…
Je ne meurs pas, ne crains rien. Je suis toujours moi, celle de qui ton mari te parlait cet hiver avec respect, et que toi, toutes les fois que nous nous sommes rencontrées, tu saluais, timide, et pourtant avec confiance. Pensons un moment à ce temps-là. Je sais que tu as souffert aussi à cause de ce souvenir, parce que tu avais eu pour moi une silencieuse tendresse, parce que mon sourire t'avait fait, du bien au coeur, parce que tu avais senti que j'étais sincère en m'intéressant avec simplicité à ta vie simple. Les petites répétaient mon nom, dans votre petite maison. Tout cela était nouveau, était inattendu, mais apparaissait en même temps si naturel, te souviens-tu? Dis, n'était-ce pas la même sensation, quoique un peu plus forte, que tu avais éprouvée quand tu fus aimée et épousée, toi, petite ouvrière obscure, par lui, artiste, grand, célèbre? Comme de lui, alors, tu t'es sentie, cet hiver, comprise de moi, sans que rien de moi pût offenser ou humilier ton âme. Peut-être ne te l'es-tu pas dit; mais ça a été comme si ton mari avait reconnu en moi, à l'improviste, une soeur perdue quand il était encore enfant, et qu'il n'espérait plus retrouver. Il parle peu, il ne dit pas sa joie, comme il ne dit pas sa tristesse. Mais tu as vu qu'il était content. Et tu l'as été, toi aussi. Nous l'avons été tous les trois, pendant quelques mois, silencieusement, sans presque y penser. J'avais mes anciens tourments. Rien n'était changé pour personne, seulement, il y avait dans nos coeurs comme un peu de chaleur, un peu plus de vie…
Quand tu es partie pour la campagne, je t'ai baisée sur le front.
Quand ton mari est revenu en ville, il a été quelques jours malade; puis il est venu me trouver, comme avant. Puis il est reparti, pour te revoir, toi et ses filles. Il est revenu encore; nous nous sommes encore revus quelques fois, chez moi ou dans la rue. Tout cela, il te l'a dit. Mais il ne t'a pas dit que, chaque fois, en nous revoyant, nous nous sentions plus inquiets et en même temps comme plus persuadés, conquis par chaque minute qui passait entre nous et que nous n'aurions pas voulue autre. Un jour, il m'a tendu ses deux mains, et je les ai tenues une minute dans les miennes. Puis il a disparu; nous avons été des semaines et des semaines éloignés, sans nouvelles l'un de l'autre. Mais, durant tout ce temps, ce fut comme si je tenais toujours ses mains dans les miennes. Nous nous sommes retrouvés, finalement, peu de jours avant mon départ; il tremblait un peu; moi, je ne sais, parce que je ne sentais que son frisson à lui. Je lui ai pris doucement la tête et l'ai posée sur ma poitrine. Il s'est calmé. Il m'a souri.
Que veux-tu savoir de plus? Que peut t'importer tout le reste? Pleure, pleure et gare le silence, créature; car moi aussi, je pleure dans mon coeur, aussi pour toi, tu sais, aussi pour toi.
Mais ce n'est pas à cause de tes larmes que je souffre, ni à cause des miennes. Les larmes les plus brûlantes ont aussi quelque chose de bon, quelque chose de saint qui nous les rend chères. Je ne souffre pas de te voir pleure: les larmes ne sont pas contraires à la vie. Je souffre parce que je sens que la vie continue au-delà de ces larmes tiennes et miennes, et parce que je ne sais s'il y a en nous le pouvoir de continuer à l'aimer, à l'aimer dans l'homme pour qui nous pleurons…
Peux-tu me comprendre? Essuie tes yeux, regarde-moi, cherche à écouter comme si ce n'était pas moi qui parlais, moi qui t'ai fait du mal, mais une femme que tu ne connais pas, et qui te tient serrée par les pouces, et a une voix ferme qui, claire, t'entre dans le cerveau. Comprends-tu pourquoi je suis ici? Ce n'est pas pour l'horrible plaisir de te faire souffrir en retour de ce que j'ai souffert; non. Ce n'est pas pour te rendre folle. Ce n'est pas parce que je suis folle, moi. Si j'ai tant pleuré, tous ces derniers jours, j'ai aussi beaucoup pensé. Et pensé des choses qu'il faut que tu entendes, que tu dois entendre et comprendre, s'il est vrai que tu aimes comme j'aime.
Parce qu'il ne s'agit pas, il ne s'agit plus de notre douleur. Il s'agit de notre amour, il s'agit de lui, de l'homme que nous aimons. Ce n'est pas seulement nous deux, toi et moi, qui souffrons. Il y a lui, le sais-tu?
Il y a lui.
Comment l'as-tu aimé, jusqu'ici? Tu l'as aimé parce qu'il t'aimait, et parce qu'il a fait de ta vie une chose bonne et douce. Parce qu'il a toujours été pour toi bon et doux, même quand il était triste. N'est-ce pas?
Mais au nom de tout ce qu'il t'a donné, au nom de tout ce que, lui seul, il t'a enseigné, au nom de sa tendresse triste, de ces longues heures de silence que tu as appris à respecter, comme l'enfant apprend de lui-même à respecter les grandes églises désertes, au nom de la lumière pensive que tes deux filles n'auraient pas dans le regard si elles n'étaient pas nées de son amour, dis, dis, un désir ne t'a-t-il jamais oppressé le coeur, un désir désespéré de le savoir heureux, plus heureux que tu ne pouvais le rendre, un désir de lui donner plus que ton sourire et ton baiser et ta fidélité, un désir de mourir pour lui, de savoir que ta mort pourrait faire plus grande sa vie?
Non, peut-être, non.
Et n'as-tu jamais désiré qu'il te demandât, non de mourir, ce qui eût été encore peu, mais de vivre loin de lui, pour lui? Qu'il te le demandât, pour une nécessité de sa vie que tu ne pourrais même pas comprendre? N'as-tu jamais songé qu'il t'offrait de lui prouver ainsi ton amour? Même sans qu'il te le demandait, mais que tu le devinais et que tu t'en allais?