Dis, toi, n'est-il pas vrai que toute nouvelle créature vaut que l'on souffre les douleurs de l'enfantement?
Moi aussi, j'ai été maman. Mon enfant, je l'ai perdu.
Viens ici, mets un moment ta main sur mon front.
Nous sommes deux femmes, nous sommes deux mères.
Restons un peu en silence.
Qu'as-tu pensé?
N'est-il pas miraculeux que tu aies, pendant quelques minutes, pensé seulement à moi, à mon sort?
Et maintenant, il te semble que tu es là, sur mon coeur, et tu pleures, tu pleures des larmes que tu trouves saintes…
Te souviendras-tu?
En tout ce temps de déchirement horrible, pour résister à la menace de la folie, pour ne pas céder à la tentation spasmodique de me jeter à terre et de me lacérer le visage, ou bien de fuir dans la nuit me briser contre les rochers, je me répétais, les mains jointes, de même qu'on priait autrefois: "Mais il est vivant… le bonheur, c'est qu'il soit vivant… Si je recevais demain l'avis de sa mort, je repenserais à ces heures où il était encore vivant, quoique absent, quoique non mien, comme à une félicité immense… Il est vivant. Et il pourrait être encore plus malheureux qu'il ne l'est. Si ses fillettes tombaient malades, si sa femme se tuait… Il a besoin qu'elles vivent. Il a besoin aussi que je vive, bien qu'il ait renoncé à moi. Il m'a écrit qu'il a besoin de ma force, qu'il a besoin de savoir qu'il est, même au loin, quelqu'un qui est plus fort que lui, quelqu'un qui résiste à une douleur plus grande que la sienne…"
Pour toute heure de lumière, une heure de ténèbres…
Heures de lumière; je n'en ai eu que bien peu, et des heures sombres, tant, tant! Il n'importe. Je sais des gens qui furent heureux durant de longues années et qui, quand le soleil commença à décliner, le maudirent. Moi non, moi non.
Il est juste que je sois la plus éprouvée, si je suis la plus forte. Je n'ai pas d'enfant, je n'ai pas de compagnon, je n'ai pas de maison, je suis seule. Il est juste que le sacrifice me soit demandé à moi, qui ai déjà donné depuis si longtemps preuve de savoir supporter toute cruauté du sort. Il n'importe que qui m'a aimée ait senti comme mon coeur est avide de douceur, et comme je suis faite pour la joie, pour donner et recevoir la joie. J'ai su d'autre fois abandonner volontairement les biens les plus chers, j'ai fait comme le loup qui s'échappe, amputé, du piège: c'est encore à moi d'être la plus brave…
Je ne suis pas devenue folle: je vivrai.
Nous étions séparés après ces quelques jours-une semaine seulement-sans nous rien promettre, sans avoir parlé du temps à venir. Pas un mot. Telle était la félicité de nous aimer, de nous regarder, de nous transmettre l'un à l'autre, entiers: en peu d'heures, mais gravées pour toute la vie. Ne cherche pas, toi, à t'expliquer cela qui est un mystère aveuglant, aussi pour moi, aussi pour lui. Je peux te dire seulement que je ne lui ai rien demandé, que je n'ai rien attendu, et que je crois que lui-même ne pensa pas un instant à m'offrir de partir avec lui, tout de suite ou plus tard, de ne pas me laisser m'éloigner seule. Je crois que vaguement nous avions l'impression que rien autour de nous n'était changé: le miracle consistait tout entier dans le salut de nos deux âmes: il fallait nous en laisser envelopper, comme nous avons fait, en silence.
Mais, quand je me suis éloignée, comme je l'avais décidé avant ces jours-là, et qu'il est retourné vers toi; quand nous avons échangé notre dernier regard, je n'ai pas eu de larmes et je n'ai pas souffert: sous le ciel vivait la plante de notre amour, et je la voyais, je voyais qu'elle était de celles qui croissent haut pour défier la foudre.
Tu penses que je me trompais?
Parce que, peu de jours plus tard, revenu vers toi, ton mari a eu pitié de ta terreur, et m'a suppliée de ne plus lui écrire. Parce que tu as senti que tu lui es chère, que cela lui fait trop de mal de te voir souffrir, n'est-ce pas? Et tu penses qu'il a pu, au contraire, me donner à moi, lointaine et seule, tant de douleur, sans hésiter?
Moi aussi, je me suis dit cela, au moment de la grande secousse. Je suis une femme, moi aussi. Veux-tu que je te confesse que je me suis planté les ongles dans le cou, à ces moments-là, en pensant aux liens qui unissent sa chair à la tienne? Et j'ai eu du dégoût de mon pauvre corps que pourtant tant d'autres ont désiré, du dégoût et de la haine pour cette carcasse qui n'a pas su s'agripper à le sienne et ne pas la lâcher…
Puis la nausée a tenté de pénétrer jusqu'à mon coeur, a tenté de me faire maudire mon coeur qui, malgré tout, n'a cessé de battre pour lui, de battre d'amour, de battre de pitié.
Alors, de loin, sans le voir, sans savoir rien de lui, après tant d'ondes noires de désespoir, j'ai retrouvé à l'improviste, limpide comme dans le miroir de son regard, la certitude qu'il m'aime.
Il m'aime, je suis en lui, rien ne peut faire qu'il m'oublie.
Et cela peut me suffire, oui, peut suffire pour moi, pour cette étincelle d'égoïsme qui est aussi en moi, en mon instinct, en ma passion. J'ai pu, au lieu d'avoir le bonheur, m'en aller en un sentiment douloureux et ardent d'orgueil.
Mais lui, mais lui, que recueillera-t-il, en échange de la joie?
C'est lui qui m'importe. Je l'aime. Je ne puis avoir pour sa destinée la cruelle indifférence que je suis encore capable d'assumer pour la mienne.
Il sait qu'il m'aimera toujours, que s'il me perd, à présent, rien ne pourra jamais le consoler de m'avoir perdue, à peine rencontrée.
Et il ne se sent pas fier du sacrifice de notre amour, parce que sa faiblesse l'a voulu, et non sa force. Il m'a écrit: "Je suis faible, je suis malheureux; mais je n'ai pas le courage de briser le bonheur de ces trois êtres."
Il souffre sans fierté. Et il doit mentir, il doit feindre. Il a devant lui tout un avenir de simulation, comprends-tu, même si je ne le revoyais jamais; il a la bouche amère de cette trahison à la vérité, qu'il commet par peur…
Il t'aime, oui, il aime ses filles. Il se donne l'illusion de pouvoir faire au moins votre bonheur, de pouvoir vous défendre de sa disgrâce, comme si vous n'étiez pas, vous aussi, des créatures humaines.
Et toi, à présent que tu sais, te sens-tu fière d'un tel amour?
Mais aussi, si je ne t'avais pas parlé, aurais-tu été heureuse, après que le doute sur sa fidélité t'a assaillie? Puisque tu l'aimes, ne te serais-tu pas aperçue de la douleur qu'il veut te cacher?
Oh! cette peur de la réalité, toujours partout!
Et c'est ainsi, vois-tu, que nous finissons par nous haïr les uns les autres, et par haïr l'existence.
La réalité, quand les âmes sont pures, peut être terrible, mais elle n'est jamais laide, elle n'est jamais odieuse: c'est le mensonge qui la fait telle. Les hommes mentent par peur, et puis maudissent, et puis ils meurent rongés par de vaines récriminations…
Il y a aussi en moi un fonds de lâcheté. Tandis que je t'écris, dominant mes sanglots, je ne sais encore si je t'expédiera ces pages, si j'aurai le courage de te les envoyer. Non pas à cause de toi, vois-tu. Mais à cause de lui. Moi, qui condamne sa faiblesse, sa terreur de te faire souffrir en te révélant la vérité, j'ai à mon tour peur pour lui…
Et si tu ne me comprenais pas? Si toutes mes paroles restaient pour toi sans signification et que tu n'en retinsses que l'horrible notion de la fin de votre mariage, et que tu voulusses mourir?