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Lui aussi mourrait. J'en suis sûre.

Et vos filles?

Elles viendraient à moi.

Je ne te dis pas une monstruosité, non! Je prendrais les enfants, le coeur brisé, mais sans remords. Je serais leur mère et leur père.

Vivrais-tu, si je t'envoie ces pages?

Je ne t'ai encore rien demandé, si ce n'est de me regarder en face et de ne pas fuir.

Ne fuis pas. Tu as les enfants. Elles vivraient et grandiraient aussi sans toi. Ce n'est pas par devoir que tu ne les quitteras pas, c'est par amour.

Ne les enlève pas non plus à leur père.

Pourquoi devraient-elles ne pas continuer à lui sourire, à le regarder dans ses yeux pleins de rêve? Leurs âmes ont son empreinte, elles sont déjà formées à sa ressemblance. Elles grandiront vite, elles comprendront vite tant de choses! Même si leur père ne restait pas près d'elles tout le temps de leur adolescence, crois-tu qu'elles ne sauraient tout de même l'aimer, qu'elles ne voudraient tout de même le savoir fier de soi et fier de sa vie par les routes du monde?

Les jeunes gens ont besoin seulement de se savoir nés de créatures saines, qui ont souri sur leurs berceaux. Toute l'existence, quand ils ont cette certitude, ils peuvent la conquérir seuls, avec leur propre volonté, et elle leur est plus précieuse.

Ce ne sont pas les petites qui ont besoin de lui, c'est lui qui ne peut être privé d'elles pour toujours.

Dis-moi, devrais-je me taire, parce qu'il vous aime?

Mais il m'aime aussi, moi.

Il y a moi, aussi. Et il ne peut pas m'oublier, et il souffre plus qu'il n'a jamais souffert.

S'il ne peut pas se passer de vous, il ne peut pas non plus se passer de moi, comprends-tu? Ou rien, ou tout, dans la vie. Je pèse autant que vous, dans la balance. Il n'y a pas de raison-pour nous qui ne reconnaissons que les lois intérieures-il n'y a pas de raison pour que, s'il ne sait renoncer au bien que vous lui êtes, il sache renoncer à cet autre bien que je lui suis.

Ah! mais je suis sur le point de te parler d'une lèvre glacée par le froid et l'amertume! Je ne veux pas, je ne veux pas.

Même si le droit est de mon côté, ce n'est pas pour te le démontrer que je t'ai cherchée.

Je veux que tu penses seulement à sa douleur. Je veux que tu l'aimes tandis que je te parle de sa douleur. Je veux que ce soit ton amour qui me fasse continuer à parler, maintenant que tu sais.

Il ne te dit rien. Tu peux le voir à chaque instant de la journée, tu peux l'espionner-je sais que tu le fais, pauvre créature, et lui aussi, le sait-pour surprendre s'il plie sa tête sur sa table, dans un geste de trop grande lassitude, s'il lui sort de la poitrine quelque soupir involontaire, ou s'il m'envoie quelque mot délirant: il ne te révèle rien; en rien il ne se trahit ni ne se montre changé. Il ne m'a plus écrit, je te le répète. Il n'a plus reçu de lettres de moi. Il est auprès de toi, il ne retournera en ville qu'avec toi. Il a son habituel timbre de voix voilé et calme. Il joue avec ses filles; il corrige sa dernière oeuvre. De la faucille de la lune, le soir, quand il se repose sur le pré, le vent descend pour lui rafraîchir les yeux.

Tu peux penser que tu as dit un triste rêve: je n'existe pas, personne n'a jamais entendu parler de moi.

Il scrute avec ses yeux de rêve le pré obscur à côté de lui, il allonge son bras sur le gazon doux. Il ne me trouve pas. Il referme les yeux, appuie son front contre les herbes jusqu'à sentir le dur de la terre-un instant-puis il s'étend de nouveau, la face contre le ciel, et reste immobile à attendre la nuit.

Pourquoi ne suis-je pas là?

Entre ses paupières closes et le ciel passent des fantômes. Un voyage était commencé sur la terre entre lui et une femme qui, avec lui, cueillait les rythmes les plus secrets des heures… Pourquoi a-t-il été interrompu? Aucun de ces deux qui s'étaient mis en route n'est mort. Pourquoi est-il seul? Quand le rejoindrai-je? Il voit mon visage comme il était quand il me parlait. Il me parlait avec des lèvres qui, jusqu'alors, n'avaient jamais pu s'ouvrir; il me parlait, encore hésitant, et comme pleurant des larmes qui auraient soulevé son coeur depuis un temps infini. Il a tout à me dire, encore. Chaque jour qui passe est une parole qu'il met en réserve pour moi, pour en chercher avec moi le sens le plus vrai. Pourquoi tardé-je tant à revenir?

Et il s'illusionne, tandis que la nuit tombe, et la fièvre silencieuse le consume, et tu l'appelles pour le repos. Il imagine que cet hiver nous nous reverrons comme des amis, et que tu n'auras plus de craintes, et que nous pourrons, en mentant, à toi et à nous-mêmes, vivre avec force et dignité…

Le revoir!

Mais si nous nous retrouvons l'un devant l'autre, je lui prends comme ce jour-là la tête dans mes mains, je la pose sur ma poitrine, et il écoute battre mon coeur, comme ce jour-là, et malgré tout le sang qu'il a versé dans l'intervalle, il trouve que mon coeur bat avec un élan merveilleux; il écoute, enchanté, et, si la mort vient, elle nous trouve heureux.

Si nous nous revoyons, toute volonté de mentir est vaine. Nous nous aimons. Nous pourrons, après nous être de nouveau embrassés, nous séparer encore, nous pourrons ne plus unir nos lèvres; mais nous sentirons également nos deux vies soudées l'une à l'autre, mais nos regards en se rencontrant nous jetteront dans l'extase, mais nos fronts seront illuminés d'amour quand nous nous parlerons, et même si nous ne prononçons pas de paroles d'amour.

Nous saurons que nous nous aimons.

Et si je ne t'envoie pas ce que je t'ai écrit, tu sauras tout, également, la première fois que nous serons ensemble. Notre amour est de celles que l'on ne saurait cacher. Plus nous éviterons de l'exprimer, plus il palpitera sur nos visages. Toi, qui as déjà soupçonné, tu ne pourras plus être trompée. Si je ne t'envoie pas ces pages, tu nous jugeras traîtres, et tu auras raison, même si nous restons cruellement fidèles au pacte de silence. Tu exigerais, menaçant autrement de te tuer, que nous renoncions même à nous voir comme amis, tu exigerais un éloignement absolu.

Mais, ces pages, les voici, tu les lis. Depuis des heures, tu m'écoutes. Tu sais tout, à présent. Et tu ne veux plus m'accuser de rien, ni de ce qui s'est passé, ni de ce qui peut encore se passer. Je t'ai appelée entre nous, pour que tu nous voies au fond des yeux, pour que tu voies qu'il t'aime assez pour vouloir te sacrifier. Ce qui de plus haut a rejoint sa vie, et parce que je t'estime notre égale, une âme digne à laquelle nous puissions confier notre angoisse, voilà. Regarde-nous. Personne ne te trahit, personne ne t'humilie. Devant toi, il n'y a que la vérité. Il y a son amour pour moi, mais il y a encore sa douleur pour toi. Il y a moi, déjà sacrifiée, mais qui avant de renoncer pour toujours à lui donner ce qui est en mon pouvoir pour rendre son existence plus grande, mon amour actif, ma foi vigilante, ma force passionnée, ai voulu tenter l'impossible, ai appelé le miracle, l'ai sommé de se produire devant nous.

Pour l'amour que toi et moi portons à cet homme. Pour la vie que nous aimons en lui…

N'as-tu rien à jeter au feu?

Ce n'est pas moi qui te le demande, c'est la Vie.

Je n'ai plus rien à te dire. Je me sens lasse, moi, à présent. Et il me semble-c'est étrange-que si le miracle ne se produit pas, je n'en souffrirai pas; seulement, je m'endormirai, immédiatement, profondément.

Tout est remis entre tes mains.

Y a-t-il du soleil, aujourd'hui, sur vos prés?

Ici, la lumière éclate sur les rochers.

Tu vas le chercher, tu le prends par la main, vous vous dirigez vers la colline. Tes yeux sont devenus plus larges, mais tu les tiens tournés contre terre et, en marchant ainsi, tu lui parles. Tu ne lui dis encore rien de ma lettre. Tu lui demandes si je ne lui ai plus écrit, et ta voix, toi-même, tu la sens changée. Lui se penche pour voir ton regard, mais tu continues à le lui cacher. Tu lui dis que la nuit passée tu as fait un rêve qui ne peut te sortir de l'esprit. Dans ce rêve, je passais, avec quelques années de plus, et je te parlais, et je lui parlais, et je vous tutoyais tous deux, et nous souriions tous, un peu graves.