Quand j'eus repris connaissance, j'allai à la fenêtre. D'une ligne douce de collines boisées de cyprès, l'aube surgissait, argentée: un fleuve glissait, vert, sous de légères voiles! L'Arno! L'Arno! Le vent passait frais, à travers mes cils, dissipant toute impression de malheur. J'étais à Florence, pour la première fois seule, par hasard. Je devais repartir le lendemain, anxieuse de revoir mon enfant. Pourtant, tout à l'heure, la mort m'avait frôlée, en cette chambre d'auberge, penchée sur une page où, si la mort m'avait prise, des yeux étrangers auraient découvert, en le raillant et profanant, tout ce que j'avais été… Pourquoi ne tremblai-je pas?
Mon âme, tu as connu toutes les angoisses, mais non celle de lutter peureusement contre ton ombre, non celle de te sentir impréparée à devenir ombre.
Tu es une chose seule, que tu vives ou que tu meures. A tout instant, même si personne dans l'univers ne t'assiste, et qu'aucun témoignage ne demeure, tu es sûre de toi-même, et tu peux trépasser en paix. Sûre, même si tu te délivres, ou si tu erres, ou si tu gis, terrassée, dans les ténèbres. Et tu sais que tu n'emporteras pas avec toi dans le mystère une seule goutte de haine envers la vie.
Solitude silencieuse à l'heure suprême, épreuve dernière qui peut-être t'attend, mort qui peut venir au moment où la vie te demande quelque acte terrible, et tu l'accompliras, et personne que toi seule ne peut t'entendre…
Personne ne me voit qui sache m'absoudre…
Mon âme, tu sais supporter aussi cela.
Tu étais seule et muette quand tu surgis du néant et tu n'es pas terrorisée de devoir rentrer seule et muette dans le néant. Tu as vécu, tu as été flamme, tu l'es en cet instant qui peut être ton dernier instant, et tu ne demandes pas autre chose.
Mais pourquoi pleurai-je le soir de ce même jour, en cheminant sous les grands arbres le long du fleuve, tandis que m'arrivaient les sons d'une musique gaie ou mélancolique, je ne sais plus, et que la foule passait derrière les haies fleuries de roses?
Mon pauvre sein secoué de sanglots silencieux, le rythme qui m'arrivait avec le vent, le soir qui descendait sur le printemps, une pitié immense, pitié immense et désolée, l'abandon de toute fierté volontaire, des larmes dans le soir sur ma misère éperdue, sur l'infime réalité de mon désir solitaire, un pressentiment intraduisible, des soirs et des soirs, et des soirs de printemps à venir, solitaires, dissolvants, enveloppés de frissons!
Et encore aujourd'hui, depuis tant de temps que notre amour est mort, tant de temps que toi-même, Félix, tu es mort, blanche poussière dans ton cimetière de montagne, je pleure dans mon coeur quand je pense que tu ne vins pas, après cette déchirante confession, me chercher.
Il sembla, oui, pendant un instant, que tu te promettais à moi, l'admiration et la confiance s'agitant dans ton esprit. Mais après, tout de suite après, tu gardas le silence. Et durant un mois, je restai sans un mot de toi. Je restai atterrée de l'effroi que je devinais en toi, révoltée de ton impuissance à traduire en vérité de vie l'image que je t'avais donnée de moi, de toi et de l'amour.
Mais, ce matin de septembre où tu arrivas à l'improviste, et où je t'enveloppai d'un regard dont tu portas en toi la sensation jusqu'à ta dernière heure, tu me dis "Je ne t'avais pas vue… maintenant je suis à toi."
De loin, tu m'avais trouvée grande, mais il fallait que tu visses mon visage enflammé et mes yeux rayonnants pour te sentir vaincu: c'est ainsi, c'est ainsi.
"Pardonne-moi", murmurai-je, non ce jour-là, mais plus tard, la première fois que nous nous baisâmes. "Pardonne-moi", répétai-je deux ou trois fois, mais tu n'entendais pas, ivre de joie.
Moi-même, je ne savais pas pourquoi cette parole montait du fond de mon être. Peut-être plus qu'à toi, c'est à moi que je demandais pardon.
Ton visage était clair et il y avait des flammes dans tes cheveux et pour la première fois je trouvai belle l'ardeur virile-une fervente lumière d'été semblait émaner de ton corps jeune et souple, tandis que tu jouissais de m'éteindre, puis la volupté développant sur ton sourire une gravité mortelle, ce fut comme si tu me donnais ta vie-je te tins sur ma poitrine, je te contemplai mien-oh! je te sentis cher avec une douceur, avec une tendresse infinies, mais l'échange parfait de l'offrande ne s'était pas produit, l'extase parfaite n'était pas descendue en moi…
Te simulai-je la félicité que je n'éprouvais pas, ou simplement gardai-je le silence! Ou avais-je sur mon visage le reflet de ton ivresse? peut-être ne me demandas-tu rien.
Tu me remerciais, soumis et superbe, comme si je t'avais seulement alors donné la preuve de mon amour, seulement en enlaçant mes membres aux tiens.
Vie, à chaque voile que ma main détache de toi, tu restes encore voilée, et mes yeux, dans leurs vastes orbites, sous le grand arc de mon front, cherchent de plus en plus à voir, sans te déchirer, quelle chose tu es, chaque fois en vain, vie, jours tous à souffrir, voiles tous à soulever, mystère qui veux être reconnu par chaque goutte de mon sang tant que mes veines battront!
Il me remerciait. Je lui demandais pardon. Nous étions jeunes, tous deux de nature candide, enfants de l'alpe, enfants du rêve. Nous exprimions irrésistiblement, chacun pour soi, sa nue vérité en ce murmure presque imperceptible parmi les baisers. Nous étions des enfants candides.
Il n'est pas question de refaire le destin.
Il y avait du soleil par les jardins où nous marchions, chacun absorbé en soi-même bien que nous tenant par la main, avant de nous séparer.
Douce était sa main, douce l'expression de son regard d'azur tourné vers le mien. Il était dans la lumière blonde, créé entre les plantes et les eaux pour m'accompagner en cette heure mienne avec ce calme silence.
Peut-être l'amour n'était-il pas autre chose.
Seule, seule prendre le timon de ma destinée.
Assumer, claire, grave, toute la conscience de mon intime liberté, de mon inaliénable liberté.
Seule me juger, seule tendre l'oreille au commandement intérieur, seule obéir.
Même si l'amour était autre, était tel que je l'ai contemplé en moi, merveilleux de vertu, il y a quelque chose qu'il n'atteindrait pas, qu'il n'atteindra jamais, noeud profond de mon être, fibres de rêve, fibres secrètes, cordes de volonté invisibles tendue entre ma première et ma dernière journée.
Ecoute-toi dans ta substance, femme, substance qui seule est tienne: fais en sorte d'entendre ce qu'elle réclame pour elle, toi seule tu le peux, personne ne saurait t'aider, écoute, en dehors de tout sentiment et de toute idée, en dehors de ton supplice et de ton droit, en dehors de ta maternité, où sacrifice et rébellion, humilité et orgueil ont la même grandeur et où pèsent d'un poids égal la joie et la douleur, ta loi parle-écoute-la.
Elle parle frémissante.
Tu l'entends.
Souviens-toi.
Souviens-toi pendant tout le temps à venir.
Et si à ton dernier jour, après des milliers de journées inexorables, tu gis épuisée dans un désert, invoque la mort si tu veux, mais encore souviens-toi d'avoir écouté ta loi à l'heure lointaine et ne la renie pas en fermant les yeux.
LA FOI
Mentales images, lueurs d'intimes symboles, paroles qui furent des visions, morceaux d'horizons, plaintes, plaintes, densités de conscience, violence silencieuse par quoi l'âme est reportée dans le passé, dans les lieux d'autrefois, tension de la vie vers ce qui fut, vers la vérité qui est dans les mortes heures vécues, spasme, vertige, déchirement et volupté des fibres se pâmant dans l'impatience de créer!
Maison solitaire près de la pinède, genêts par les pentes ondulées déclives vers Rome, étendue de terrain au couchant toute cultivée de fleurs, champ irisé de jacinthes, visage rose d'une de mes soeurs, visage attentif, mélancolique, billets de mon enfant, même en rêve, l'écriture incertaine, puérile, la frêle voix qui gémit: "Maman, je veux aller vers toi…"