Si le vent, quelque matin, donne un peu de hâte aux nuages, la femme qui passe sous les pins croit ouïr la plainte de la mer.
Parmi les broussailles du Palatin, près d'une petite statue de femme qui a la tête mutilée, un après-midi, je me dis doucement, tremblante et sûre à la fois: "Je ne vois qu'une seule règle bien fixe pour vivre, la sincérité."
La sincérité. Et cependant…
Mais si je parlais de l'amour que j'ai ressenti et que je ressens encore pour le jeune homme lointain, tout le monde ne croirait-il pas que je suis partie de là-bas pour lui? Et ce serait injuste à l'égard de tous deux. La veille encore de mon départ, il me répétait par lettre: "Pense à tant de femmes qui acceptent de vivre dans les mêmes conditions que celles où tu te trouves, souffrent, se sacrifient à leurs enfants: supporte, toi aussi, toi qui as en plus la lumière du talent et le réconfort de l'art; sois bonne, patiente, prudente; nous nous retrouverons de temps en temps en d'autres heures de soleil, nous nous donnerons du courage…"
Toute la responsabilité de l'acte que j'ai accompli est mienne.
Le printemps rayonne, la richesse de genêts s'étale solitaire sur les pentes comme la resplendissante sagesse sous le ciel. Personne ne monte en cueillir une grande couronne pour l'emporter dans ses bras, dans son refuge d'ombre.
Comment était le monde, avant le Verbe? Et comment sera-t-il quand le Verbe se sera dissous et que tout sera confondu sans distinction? Toutes les plantes et les eaux et les pierres, ce sera nous, l'esprit, Platon et Dante, nos poèmes, nos architectures, nos batailles, les girons des femmes heureuses, le silence heureux des nuits, l'extase?
Pourquoi, quand je suis en compagnie d'un homme, ai-je besoin de cueillir son âme en toute limpidité?
Noeud de tourment obscur, un somnambulique ennui sans signification et dans les paroles que j'entends, fatiguées, et elles ne m'enseignent rien. Mais, dans le regard de qui me parle, si un peu de ce regard s'arrête sur moi, l'étonnement se répand, intensément…
Yeux virils, lacs troublés, noirs ou bleus ou d'or, troublés si je les regarde fixement, lacs blêmes, avec la sérénité des miens.
Il leur manque à tous une petite chose qui est peut-être le secret de ma force: la simplicité. Je pense ainsi. La valeur de la vie leur échappe. Ils ont une âpre soif d'oubli, ils n'ont pas la volonté d'exister, d'éteindre l'existence contre leur poitrine pour lui communiquer leur propre ardeur. Y a-t-il de la chaleur dans vos coeurs comme dans le mien?
"Rina-m'écrit Félix-j'ai peur."
"Défends-toi", lui réponds-je, et le soleil semble m'entendre, passant sur les grandes places entre les fontaines et les maisons: et les passants font autour de moi un halo.-"Aie l'orgueil de m'aimer mieux qu'aucun autre." Je me redis à moi-même les paroles que je lui envoie comme pour en chercher le sens le plus vrai.
Espaces d'or.
Et un jour, je cueille un accent singulier dans la voix d'un ami, d'une des rares personnes qui ont respecté ce que j'ai fait, sans porter de jugement. Il est à mon côté, dans la rue, il me regarde, murmurant: "Une femme, une femme libre." Petit de taille, il a dans sa personne quelque chose d'une plante qui se raccrocherait à une roche. Il continue à parler; il y a comme une craintive espérance dans sa voix, un peu rauque. "Qui sait si en quelque manière nos routes ne se croiseront pas?" Il répète: "Étrange, étrange!" Comme un visage peut rapidement changer de couleur plus qu'aucun pays de rêve sous les cieux ou sur les mers! Et qu'est-ce en moi que cette inattendue nécessité de courage? Courage pour l'imminence du destin, pour ce que tu ne sais pas, Rina, mais qui est décrété? Et celui-là qui te connait si peu affirme que tu es libre.
Pourquoi Félix n'est-il pas ici, maintenant qu'enfin il m'aime? Pourquoi ne me possède-t-il pas davantage? Lui qui a peur, lit-il dans son âme? Qu'y voit-il, au delà de toute angoisse?
Je l'appelle, je le secoue. "Dis-moi une fois, toi, la parole sûre, la sentence sereine. Tu le peux, c'est pour cela que je te le demande. La balance doit s'équilibrer, tu dois me restituer d'un seul coup toute la substance de volonté et de fermeté que je t'ai donné peu à peu…"
Fièvre et folie de vérité, ô mon coeur pur, mon coeur d'aurore!
Pouvoir chanter la créature toute vivante, toute claire que j'étais!
Je ne suis plus celle-là, depuis tant d'années. Mais celle que j'étais resplendissait comme une immortelle. Si je pouvais la chanter, beauté qui peut-être resplendit pour la première fois devant moi! Je suis une autre, orgueilleuse de celle que je voudrais chanter comme si je n'avais jamais porté son nom. Les années m'on faite lumineuse autrement, d'une gloire autre. Vous qui me rencontrez maintenant, et qui vous émerveillez de me trouver malgré tout aussi fervente et aussi innocente, amis qui voudriez me défendre comme une enfant du cercle d'absolu dans lequel je brûle pourtant toujours, hommes et femmes qui vous indignez presque de ma perpétuelle crédulité de primitive-vous vous indignez et puis, avec une pensive tendresse, vous m'embrassez-vous ne savez pas, vous ne savez pas le temps où ce destin d'ardeur et de candeur se dessina pour moi. Comme je sentis et parlai, sereine et délirante à la fois, sentiments et paroles descendus de sphères inconnues, tout un présage, et sans m'étonner et sans me regarder, respirant comme vents frais de mer des idées fermes, des idées inexorables, croyant d'elles seules la vie formée! Ma foi d'alors! Et rien ne me coûtait aucun effort. J'étais une existence, non encore une résistance. Je ne sais pas dire, je ne sais pas dire. A certains moments de l'histoire, à certaines apparitions de vierges mères, quand la sagesse des millénaires se transmet dans une humble étable, la marche, le regard, l'accent du monde se font graves et suaves. J'étais toute neuve, toute prête. Imaginant la mort proche de moi: image qui depuis lors ne m'a plus jamais quittée: toujours, depuis que j'ai vécu, saine dans toutes mes fibres en pensant n'avoir que peu de saisons devant moi: sans terreur. Fleurir, mais en vue de la mort. Avide de reconnaître, en toute minute qui me reste, une loi d'ascension, un rythme et de la chaleur. Ne reverrai-je plus jamais mon enfant? Que du moins en une haute âme virile, avant que je meure, mon image s'imprime, en l'âme d'un homme que lui, plus tard, pourra écouter comme un messager de la vérité. La vie est grande. Les possibilités de la faire toujours plus grande sont infinies. Nous sommes nés pour vaincre, pour affirmer, pour l'héroïsme, pour le martyre, pour l'intime accord avec le mystère. Cruelle, mais glorieuse offrande: qui s'y soustrait abdique sa propre, sa profonde réalité: "Nous devons devenir ce que nous sommes". Ce mot est en moi sans que je puisse savoir s'il a déjà été prononcé. Au delà des apparences, où atteignent nos capacités de recherche et de bataille? A quelle forme généreuse nous confronterons-nous au jour que la blanche nuée cache à l'horizon? L'essayer, la deviner, créer quelque chose qui en soit digne. Témérairement. C'est à quoi sert la liberté. Ne se rend libre, à tout prix, que celui qui a cette fièvre, cette folie. Pour une liberté plus vraie, pour aller à la rencontre du monde transfiguré…
O mon coeur d'aurore!
Inquiétude inconnue, parmi les voix d'oiseaux et d'enfants, un jour, à Tivoli, à travers le feuillage de perle troué sur la plaine et sur le lointain étincellement de Rome, inquiétude muette et surprise en même temps pour tous mes sens, et dans le visage de l'homme qui est près de moi, ombré de fines rides; un sourire anxieux à cause de ce qu'il voit dans mes yeux, inquiétude et tendresse indicibles, dont il croit et ne peut pénétrer le sens, sourires et regards suivis comme des musiques, puis soudain le silence et deux mains qui se tendent, un long moment s'étreignent.