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En tout cas, j’éprouvais un certain réconfort à voir l’instinct prédateur que Cody et Astor témoignaient dans un jeu aussi inoffensif que le pendu. Leur empressement à pendre les petits bonshommes filiformes me laissait penser qu’en fin de compte nous appartenions peut-être tous à la même espèce. En les regardant zigouiller avec joie leurs pendus anonymes, je ressentais un certain lien de parenté avec eux.

Astor apprit rapidement à dessiner les potences et les traits pour les lettres. Elle était, bien sûr, beaucoup plus verbale que son frère. « Sept lettres », disait-elle puis, mordillant sa lèvre supérieure, elle corrigeait : « Non, six ». Comme Cody et moi ne parvenions pas à deviner, elle sautait sur sa chaise et criait : « Un bras ! Ha ! » Cody la dévisageait d’un air impassible, puis regardait le bonhomme griffonné qui pendait au bout de sa corde. Quand c’était son tour et que nous n’avions pas deviné au premier coup, il disait aussitôt de sa voix douce : « Jambe », et nous regardait avec une expression qui aurait passé pour du triomphe chez quelqu’un qui montrait ses émotions. Et lorsque l’alignement de tirets sous la potence avait enfin été rempli avec le mot épelé, ils regardaient tous les deux d’un air satisfait la figure suspendue, et il arrivait même parfois à Cody de dire : « Mort », tandis qu’Astor faisait des bonds en l’air et s’écriait : « Encore, Dexter ! À moi ! »

Tout ça était bien idyllique. Nous formions une parfaite petite famille, Rita, les enfants et le Monstre. Mais quel que fût le nombre de bonshommes que nous exécutions, cela ne diminuait en rien mon inquiétude quant au temps qui passait et engloutissait mes rêves : je serais bientôt un vieil homme aux cheveux blancs, trop faible pour soulever un simple couteau à viande, vacillant au long de mes journées horriblement ordinaires, talonné par un sergent Doakes décrépit, et hanté par le sentiment d’avoir laissé passer ma chance.

Tant que je ne trouverais pas de solution, je resterais pendu à ma corde aussi sûrement que l’étaient les personnages de Cody et Astor. Très déprimant, et j’ai honte d’avouer que je faillis perdre espoir, ce qui ne me serait jamais arrivé si je m’étais souvenu d’un détail important.

On vivait à Miami.

CHAPITRE VII

Bien sûr, ça ne pouvait pas durer. J’aurais dû savoir qu’une telle situation contre nature allait forcément céder le pas à l’ordre naturel des choses. Car en fin de compte, je vivais dans une ville où le scandale est comme le soleil, toujours caché derrière un nuage. Trois semaines après ma première rencontre si troublante avec le sergent Doakes, les nuages finirent par se disperser.

Ce fut juste un coup de chance, en fait ; pas le piano que j’avais espéré, mais une belle coïncidence quand même. J’étais en train de déjeuner avec ma sœur Deborah. Je vous demande pardon : avec le sergent Deborah. Comme son père Harry, Deb était flic. À la suite de sa conduite exemplaire dans une affaire récente, elle avait enfin été promue, abandonnant le costume de prostituée qu’elle avait été forcée d’endosser en raison de son affectation aux Mœurs, et avait donc quitté son bout de trottoir pour arborer à son tour ses propres galons.

Elle aurait dû en éprouver de la satisfaction. C’est, après tout, ce qu’elle était censée vouloir : la fin de sa carrière en tant qu’apprentie putain. N’importe quelle femme agent, jeune et un tant soit peu séduisante, affectée aux Mœurs, se retrouvait tôt ou tard impliquée dans une opération clandestine en rapport avec la prostitution, et Deborah était très séduisante. Mais ses formes généreuses et sa beauté fraîche n’avaient jamais rien fait d’autre que gêner ma pauvre sœur. Elle détestait porter le moindre vêtement qui mettait son physique en valeur, et l’obligation de rester à un coin de rue, vêtue d’un minishort moulant et d’un bustier, avait été une torture. Pour un peu, elle aurait développé des rides permanentes sur le front.

Étant un monstre inhumain, j’ai tendance à être rationnel : je m’étais figuré que sa nouvelle affectation mettrait fin à son martyre en tant que Notre-Dame-de-la-Mauvaise-Humeur-Perpétuelle. Hélas, même son transfert à la Criminelle n’avait pas réussi à éclairer son visage d’un sourire. Elle semblait entre-temps avoir décidé que les représentants de la loi dignes de leur fonction devaient remodeler leur visage afin de leur donner l’expression de gros poissons butés, et elle y employait désormais tous ses efforts.

Nous étions partis déjeuner ensemble en empruntant sa nouvelle voiture de fonction, un autre avantage lié à sa promotion qui aurait vraiment dû apporter un rayon de soleil dans sa vie. Mais apparemment non. Je me demandai si je devais m’inquiéter à son sujet. Je l’observai en me glissant sur ma chaise du Relampago, notre restaurant cubain préféré. Elle appela le poste de police pour signaler sa position, puis s’assit en face de moi, les sourcils froncés.

— Alors, sergent Mérou, dis-je tandis que nous prenions la carte.

— C’est censé être drôle, Dexter ?

— Oui, répondis-je. Très drôle. Et un peu triste aussi. Comme la vie elle-même. En particulier la tienne, Deborah.

— Va te faire foutre, rétorqua-t-elle. Ma vie va très bien. Et pour me le prouver, elle commanda un sandwich medianoche, les meilleurs de Miami, et un batido de mamé, un milk-shake à base d’un fruit exotique extraordinaire qui tient à la fois de la pêche et de la pastèque.

Comme ma vie allait tout aussi bien que la sienne, je commandai la même chose. Parce que nous étions des habitués de l’endroit et venions pour ainsi dire depuis toujours, le serveur vieillissant, mal rasé, nous arracha les menus des mains avec une expression qui servait peut-être de modèle à Deborah, avant de s’éloigner d’un pas lourd vers la cuisine, tel Godzilla marchant sur Tokyo.

— Tout le monde a l’air si heureux et si détendu aujourd’hui, remarquai-je.

— On n’est pas dans le monde de Oui-Oui, Dexter. On est à Miami. Il n’y a que les sales types qui sont heureux. Elle me dévisagea d’un air impassible, un vrai regard de flic. Comment ça se fait d’ailleurs que tu ne ries pas, que tu ne chantes pas ?

— C’est pas gentil, Deb. Pas gentil du tout. Je suis sage depuis des mois.

— Mmm mmm, fit-elle. Et ça te rend dingue.

— Non, pire, répliquai-je avec un frisson. Je crois que je commence à devenir normal.

— Je ne l’aurais jamais cru, dit-elle.

— C’est triste, mais c’est la vérité. Je suis devenu un accro de télé. J’hésitai, puis je lâchai le morceau. Mince, si un garçon ne peut pas partager ses problèmes avec sa famille, à qui peut-il se confier ?

— C’est le sergent Doakes.

Elle hocha la tête.

— Tu le fais vraiment bander, répondit-elle. Je te conseille de ne pas trop l’approcher.

— J’aimerais bien. Mais c’est lui qui tient absolument à me coller.

Son regard de flic se durcit.

— Comment tu as l’intention de t’en débarrasser ?

J’ouvris la bouche afin de nier toutes les pensées qui m’avaient occupé l’esprit, mais heureusement pour mon âme immortelle, avant que je puisse commencer à lui mentir, nous fûmes interrompus par la radio de Deborah. Elle pencha la tête sur le côté, s’empara de l’appareil et répondit qu’elle était en route.

— Viens, me lança-t-elle d’un ton brusque, se dirigeant vers la porte. Je la suivis docilement, prenant juste le temps de jeter de l’argent sur la table.

Deborah était déjà en train de reculer la voiture lorsque je sortis du Relampago. Je pressai le pas et me ruai sur la portière. Nous avions quitté le parking avant que j’aie réussi à passer les deux jambes à l’intérieur.