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Le haut de la pièce était enduit d’une peinture jaune passée et graisseuse tandis que le bas était recouvert de vieux carreaux blancs rayés de bleu. Il y avait un petit frigo dans un coin et une plaque chauffante sur le comptoir. Un phasme traversa le comptoir et disparut derrière le réfrigérateur. Une planche de contreplaqué avait été clouée en travers de la seule fenêtre de la pièce, et une ampoule plutôt faiblarde pendait au milieu du plafond.

Sous l’ampoule se trouvait une vieille table massive, ornée de pieds carrés et recouverte d’un plateau en porcelaine blanche. Un large miroir était suspendu au mur, à un angle qui lui permettait de réfléchir ce qui était placé sur la table. Et ce qu’il réfléchissait, disposé au centre, était un…

Euh…

Eh bien, je suppose qu’à une époque antérieure de sa vie, cela avait dû être un être humain, certainement un mâle, de type latino. Très difficile à dire d’après son état actuel, qui, je l’avoue, me laissa moi-même un peu décontenancé. Néanmoins, malgré ma surprise, il me fallait reconnaître la minutie du travail, et la précision. Un chirurgien en aurait éprouvé une certaine jalousie, bien que je doute que l’on tolère ce genre d’interventions dans les cliniques privées les plus sophistiquées.

Je n’aurais jamais pensé, par exemple, à découper les lèvres et les paupières ainsi, et même si je m’enorgueillis de mon travail très soigné, je n’aurais jamais pu y arriver sans abîmer les yeux, qui dans ce cas roulaient avec frénésie dans tous les sens, incapables de se fermer ou de cligner, retournant toujours vers le miroir. Juste une idée comme ça, mais je m’imaginais que les paupières avaient dû partir en dernier, bien après que le nez et les oreilles furent retirées, oh combien soigneusement. Je n’aurais pu dire, cependant, si j’aurais tranché ces parties avant ou après les bras, les jambes, les organes génitaux… Une série de choix très difficiles mais, vu le résultat, il semblait que tout avait été fait comme il faut, de façon experte, par quelqu’un de bien entraîné. On parle souvent du découpage très propre d’un corps comme d’un travail « chirurgical ». Mais là, c’était de la chirurgie pure et simple. Il n’y avait aucune trace de sang, même autour de la bouche où les lèvres et la langue avaient été enlevées. Et les dents… On ne pouvait qu’admirer une telle minutie. Chaque entaille avait été refermée de manière très professionnelle. Des bandages blancs recouvraient soigneusement chacune des épaules, là où les bras s’étaient autrefois trouvés, et toutes les autres coupures avaient déjà cicatrisé, d’une façon qu’on aurait espéré voir dans les meilleurs hôpitaux.

Tout du corps, absolument tout, avait été découpé. Il ne restait rien qu’une tête nue et sans traits, attachée à un tronc. Je ne voyais pas comment il était possible d’aboutir à ce résultat sans tuer la chose, et j’étais même à mille lieux de comprendre pourquoi on le souhaiterait. Cela témoignait d’une cruauté qui amenait vraiment à se demander si l’univers était une si bonne idée après tout. Veuillez m’excuser si vous trouvez cette réaction un poil hypocrite de la part de Dexter le Cerbère de l’Enfer, mais je sais parfaitement ce que je suis et c’est très différent de ce qu’on avait là. Je fais ce que le Passager Noir juge nécessaire, avec quelqu’un qui le mérite réellement, et l’issue est toujours la mort, une issue que le truc sur la table aurait trouvée tout à fait bienvenue, j’en suis sûr.

Mais ce que je voyais là… Faire tout ça à quelqu’un avec une telle patience et un tel soin puis le laisser vivant devant un miroir… Je sentais une onde noire d’admiration remonter du plus profond de mon être, comme si pour la première fois mon Passager Noir avait l’impression d’être légèrement insignifiant.

La chose sur la table ne sembla pas se rendre compte de ma présence. Elle continuait à émettre ce cri de chien dérangé sans discontinuer, la même horrible note chevrotante répétée indéfiniment.

J’entendis Deb s’approcher d’un pas traînant et s’immobiliser derrière moi.

— Oh, mon Dieu, dit-elle. Oh merde… Qu’est-ce que c’est… ?

— Je ne sais pas, répondis-je. Pas un chien, en tout cas.

CHAPITRE VIII

Je sentis un léger souffle d’air, et je tournai la tête vers la porte pour constater que le sergent Doakes était entré. Il balaya la pièce du regard, puis ses yeux allèrent se poser sur la table. J’avoue que j’étais curieux de voir sa réaction face à un cas aussi extrême, et je ne fus pas déçu. Lorsque Doakes aperçut la petite œuvre exposée au centre de la cuisine, son regard se figea, il resta pétrifié, si bien qu’on aurait pu le prendre pour une statue. Au bout d’un long moment, il s’approcha, glissant doucement sur le sol comme s’il était tiré par une ficelle. Il passa tout contre nous sans remarquer notre présence et vint s’immobiliser devant la table.

Il scruta pendant plusieurs secondes la chose. Puis, toujours sans ciller, il enfonça la main dans sa veste et en sortit son pistolet. Lentement, le visage impassible, il le pointa entre les yeux sans paupières du truc qui hurlait toujours sur la table. Il arma le revolver.

— Doakes, dit Deborah d’une drôle de voix rauque ; elle s’éclaircit la gorge puis reprit : Doakes !

Doakes ne répondit pas et ne détourna pas le regard, mais il n’appuya pas sur la détente, ce qui me parut dommage. C’est vrai, qu’est-ce qu’on allait faire de ce truc ? Il n’allait certainement pas nous communiquer le nom de la personne qui l’avait réduit à ça. Et j’avais comme l’impression que sa vie en tant que membre utile de la société était révolue. Pourquoi ne pas laisser Doakes abréger ses souffrances ? Ensuite Deb et moi, bien à regret, serions obligés de le dénoncer, il serait licencié, voire emprisonné, et tous mes problèmes seraient résolus. Cela me semblait une excellente solution, mais évidemment je voyais mal comment Deborah pourrait y consentir. Elle peut être si scrupuleuse et tatillonne parfois.

— Rangez votre arme, Doakes, lui ordonna-t-elle. Et il tourna la tête vers elle, tandis que le reste de sa personne demeurait parfaitement immobile.

— C’est la seule chose à faire, répondit-il. Croyez-moi.

Deborah secoua la tête.

— Vous savez que c’est impossible, dit-elle. Ils se dévisagèrent un instant, puis le sergent braqua ses yeux sur moi. Il me fut extrêmement difficile de soutenir son regard sans laisser échapper une phrase du style : “Oh, et puis tant pis ! Allez-y !” Mais, je ne sais comment, je réussis à retenir ma langue, et Doakes redressa son pistolet. Il regarda de nouveau la chose et secoua la tête tout en rangeant son arme.

— Merde, lâcha-t-il. Vous auriez dû me laisser faire. Puis il se tourna et sortit rapidement de la pièce.

En quelques minutes, la cuisine fut remplie de gens qui tentaient désespérément de ne pas regarder la scène tandis qu’ils se mettaient au travail. Camilla Figg, une technicienne du labo, trapue, aux cheveux courts, qui semblait avoir toujours été limitée dans ses expressions, ne sachant que rougir ou dévisager les gens, pleurait en silence tout en cherchant des traces d’empreintes. Angel Batista, ou Angel-aucun-rapport comme on le surnommait, puisqu’il se présentait toujours ainsi, pâlit et serra fermement les mâchoires mais ne quitta pas la pièce. Vince Masuoka, un collègue qui en temps normal se comportait comme s’il feignait d’être humain, se mit à trembler tellement qu’il fut obligé de sortir et d’aller s’asseoir sous le porche.

Je commençai à me demander si je devais feindre d’être horrifié moi aussi, histoire de ne pas me faire trop remarquer. Peut-être devais-je aller m’asseoir dehors avec Vince. De quoi parlait-on dans de telles circonstances ? De baseball ? Du temps ? Il était exclu, j’imagine, que l’on parle de ce que l’on fuyait. Pourtant, je m’apercevais avec surprise que cela ne m’aurait pas dérangé d’en causer. À vrai dire, je sentais même un frémissement d’intérêt naître dans certaines parties secrètes. Je m’étais toujours efforcé de passer le plus possible inaperçu, et voilà que j’étais confronté à quelqu’un qui faisait exactement le contraire. De toute évidence, ce monstre-là cherchait à en mettre plein la vue ; cela procédait peut-être d’un esprit de compétition parfaitement normal, mais c’était légèrement irritant et en même temps j’avais envie d’en savoir plus. Je n’avais encore jamais été confronté à un tel personnage. Devais-je ajouter ce prédateur anonyme à ma liste ? Ou devais-je faire semblant de défaillir d’horreur et sortir prendre l’air ?