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Quelle qu’elle fût, cette nouvelle donnée semblait coïncider avec la période de détachement du sergent Doakes.

Je me laissai aller contre le dossier de mon fauteuil branlant. Tiens, tiens, tiens, pensai-je. Quelle coïncidence intéressante. À peu près à la même époque, nous avions donc Doakes, des actes de torture ignobles non spécifiés et une participation américaine secrète qui batifolaient tous ensemble au Salvador. Naturellement, il n’y avait aucune preuve que ces trois éléments entretenaient un lien particulier, aucune raison de soupçonner qu’ils soient reliés entre eux. Mais tout aussi naturellement, j’étais sûr et certain qu’ils l’étaient. Parce que vingt et quelques années plus tard, voilà qu’ils étaient réunis à Miami pour fêter leurs retrouvailles : Doakes, Chutsky et l’auteur de la Chose sur la Table. J’avais comme l’impression que, au bout du compte, la pièce A allait finir par s’encastrer dans la pièce B.

J’avais trouvé le fil que je cherchais. Si seulement maintenant je savais comment tirer dessus pour dérouler le reste…

Coucou, Albert !

* * *

Bien sûr détenir des informations est une chose. Savoir ce qu’elles signifient et comment s’en servir en est une autre. Car finalement, tout ce que j’avais appris, c’est que Doakes avait été présent lors d’événements terribles. Il n’y avait sans doute pas participé directement, et dans tous les cas ils avaient été autorisés par le gouvernement. Secrètement, j’entends. On en venait d’ailleurs à se demander pourquoi tant de gens étaient au courant.

D’autre part, il y avait très certainement quelqu’un qui souhaitait encore ne pas ébruiter l’affaire. Et en ce moment, ce quelqu’un était représenté par Chutsky, qui était chaperonné par ma chère sœur Deborah. Si je pouvais la convaincre de m’aider, je parviendrais peut-être à soutirer quelques renseignements à Chutsky. Ce que je ferais alors restait à voir, mais au moins je pourrais commencer.

Mon plan paraissait trop simple, et évidemment il l’était. J’appelai aussitôt Deborah mais je tombai sur son répondeur. J’essayai son portable : idem. Pour le restant de la journée, Deborah fut absente, laissez un message s’il vous plaît… Lorsque je tentai de la joindre chez elle le soir, ce fut le même scénario. Et chaque fois que je raccrochais et regardais par la fenêtre de mon appartement, le sergent Doakes se trouvait à son emplacement préféré, de l’autre côté de la rue.

Une demi-lune sortit de derrière un nuage effiloché et me marmonna quelque chose, mais elle perdait sa salive. J’avais beau mourir d’envie de m’éclipser pour vivre une petite aventure dénommée Reiker, c’était impossible ; pas avec cette horrible Taurus bordeaux garée en bas, comme une conscience au rabais. Je m’éloignai de la fenêtre, me demandant dans quoi je pouvais bien frapper. C’était vendredi soir, et l’on m’empêchait de sortir me promener en compagnie du Passager Noir. Et à présent, je n’arrivais même pas à joindre ma sœur au téléphone. Comme la vie peut être cruelle.

Je fis les cent pas dans mon appartement, mais tout ce que j’y gagnai fut de me cogner un orteil contre un coin de table. J’appelai Deborah deux nouvelles fois et deux fois de plus elle ne fut pas chez elle. Je jetai à nouveau un coup d’œil par la fenêtre. La lune s’était légèrement déplacée ; Doakes, lui, n’avait pas bougé.

Bon, d’accord. J’allais me rabattre sur le Plan B.

Une demi-heure plus tard, j’étais assis sur le canapé de Rita, une cannette de bière à la main. Doakes m’avait suivi, et je supposais qu’il attendait de l’autre côté de la rue dans sa voiture. J’espérais qu’il s’amusait autant que moi, c’est-à-dire vraiment pas du tout. Avais-je là un aperçu de ce qu’était la vie d’un véritable être humain ? Les gens étaient-ils donc si malheureux et si stupides qu’ils attendaient toute la semaine avec impatience ce moment-là : passer le vendredi soir, ce précieux répit dans leur servitude quotidienne au travail, installé sur le sofa à siroter une bière tout en regardant la télévision ? C’était ennuyeux à mourir et, comble de l’horreur, je m’apercevais que je commençais à m’y habituer.

Maudit sois-tu, Doakes. Tu es en train de me rendre normal.

— Dis donc, toi, me lança Rita. Elle se laissa tomber sur le canapé à côté de moi en repliant ses jambes sous elle. Tu es bien silencieux ce soir.

— Je crois que je travaille trop en ce moment, lui expliquai-je. Et je prends moins plaisir à ce que je fais.

Elle se tut un instant, puis elle reprit :

— C’est cette histoire avec le type que tu as dû laisser filer, n’est-ce pas ? Celui qui était… qui tuait des enfants ?

— Entre autres, oui, répondis-je. J’aime bien finir ce que j’entreprends.

Rita hocha la tête, comme si elle comprenait exactement ce que je voulais dire.

— C’est très… enfin, je vois bien que ça te tracasse. Peut-être que tu devrais… Je ne sais pas. Qu’est-ce que tu fais en général pour te détendre ?

Je fus tenté de lui révéler ma méthode de relaxation préférée, ce qui aurait donné lieu à une scène amusante, mais ce n’était probablement pas une bonne idée. J’optai pour une autre réponse :

— Eh bien, j’aime sortir en bateau. Aller pêcher.

Et une toute petite voix très douce dans mon dos souffla :

— Moi aussi.

Seuls mes nerfs d’acier à toute épreuve me permirent de ne pas me cogner la tête contre le ventilateur au plafond ; il est extrêmement difficile de me prendre par surprise, et pourtant je n’avais pas soupçonné une seconde la présence de quelqu’un d’autre dans la pièce. Je me tournai, et vis Cody qui me fixait intensément de ses grands yeux.

— Toi aussi ? demandai-je. Tu aimes aller pêcher ?

Il hocha la tête. Deux mots à la suite constituaient presque sa limite pour une journée.

— Eh bien voilà, dis-je. C’est décidé. Ça te va demain matin ?

— Oh, fit Rita. Je ne crois pas… c’est-à-dire, il n’est pas… Tu n’es pas obligé, Dexter.

Cody me regarda. Naturellement, il ne dit rien, mais ce n’était pas nécessaire. Ses yeux parlaient pour lui.

— Rita, expliquai-je. Tu sais, parfois les garçons doivent se retrouver un peu entre eux. Nous partons pêcher demain matin, Cody et moi. A la première heure, ajoutai-je à l’attention de Cody.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas pourquoi, répondis-je. Mais on dit qu’il vaut mieux y aller tôt, alors on ira tôt. Cody hocha la tête, regarda sa mère, puis se tourna et s’éloigna.

— Honnêtement, Dexter. Tu n’es pas obligé.

Bien sûr que je n’étais pas obligé. Mais pourquoi ne l’aurais-je pas amené ? Cela n’allait pas a priori me causer de douleur physique particulière. En plus, ce serait plutôt agréable de s’échapper pendant quelques heures. Et de fuir Doakes surtout. De toute manière, je le répète, j’ignore pourquoi, mais je tiens vraiment aux enfants. Je ne deviens pas gâteux à la vue de petites roues accrochées à l’arrière d’un vélo, mais dans l’ensemble je trouve les enfants beaucoup plus intéressants que leurs parents.