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Le lendemain matin, au moment où le soleil se levait, Cody et moi longions lentement le canal situé tout près de chez moi à bord de mon Whaler de 17 pieds. Cody avait enfilé un gilet de sauvetage bleu et jaune et, assis sur la glacière, il ne bougeait plus. Il se tenait un peu courbé si bien que sa tête disparaissait presque dans le gilet, lui donnant l’air d’une tortue très colorée.

La glacière contenait des boissons gazeuses et le pique-nique que Rita nous avait préparé, un petit en-cas pour dix ou douze personnes. J’avais apporté des crevettes congelées comme appât, étant donné que c’était la première sortie de Cody et que j’ignorais comment il réagirait au moment d’enfoncer un hameçon en métal pointu dans une bestiole encore vivante. J’y prenais plutôt plaisir, bien sûr – plus c’est vivant, mieux c’est –, mais on ne peut pas s’attendre à des goûts aussi raffinés de la part d’un enfant.

Nous quittâmes le canal pour pénétrer dans la baie de Biscayne, et nous nous dirigeâmes vers Cape Florida, en empruntant le chenal qui s’étire devant le phare. Cody ne souffla mot jusqu’à ce que nous arrivions en vue de Stiltsville, cet étrange groupement de maisons sur pilotis en plein milieu de la baie. Il me tira par la manche. Je me penchai pour pouvoir l’entendre par-dessus le grondement du moteur et du vent.

— Des maisons, dit-il.

— Oui, hurlai-je. De temps en temps il y a même des gens dedans.

Il contempla les maisons comme nous passions devant et, dès qu’elles commencèrent à disparaître derrière nous, il reprit sa place sur la glacière. Il se retourna une dernière fois pour les regarder quand elles furent presque hors de vue. Après, il resta immobile jusqu’à ce que l’on atteigne Fowey Rock et que je ralentisse. Je passai au point mort et glissai l’ancre par-dessus bord, m’assurant qu’elle soit bien fixée avant de couper le moteur.

— Voilà, Cody. C’est le moment de tuer des poissons, annonçai-je.

Il sourit, un phénomène exceptionnel.

— D’accord, dit-il.

Il m’observa avec une extrême attention tandis que je lui montrais comment accrocher la crevette sur l’hameçon. Puis il essaya lui-même, enfonçant très lentement et soigneusement le crochet, jusqu’à ce que la pointe ressorte de l’autre côté. Il regarda l’hameçon et leva les yeux vers moi. Je hochai la tête, et il considéra de nouveau la crevette, tendant le doigt pour toucher l’endroit où le crochet perçait la coquille.

— Très bien, dis-je. Maintenant, mets-la dans l’eau. Il me regarda. C’est là que se trouvent les poissons, ajoutai-je. Cody fit un signe de la tête, pointa l’extrémité de sa canne à pêche au-dessus de l’eau et appuya sur le bouton de son petit moulinet Zebco pour lâcher l’appât. Je lançai également le mien, et nous demeurâmes ainsi immobiles, bercés doucement par les vagues.

Je regardais Cody pêcher avec une farouche et intense concentration. Peut-être était-ce la présence simultanée du grand large et d’un petit garçon, mais je ne pus m’empêcher de penser à Reiker. Même si je ne pouvais pas poursuivre mon enquête sur lui, je présumais qu’il était coupable. Quand apprendrait-il la disparition de MacGregor, et que ferait-il à ce moment-là ? Il était fort probable qu’il panique et tente de fuir, et pourtant, plus j’y réfléchissais, plus je m’interrogeais. L’être humain éprouve une réticence naturelle à abandonner une vie entière et partir tout recommencer ailleurs. Peut-être qu’il se contenterait d’être prudent pendant un temps. Si tel était le cas, je pourrais me consacrer au nouvel inscrit dans mon agenda social assez sélectif – le créateur du Légume Hurlant de NW 4th Street - ; et le fait que l’on aurait dit le titre d’une aventure de Sherlock Holmes n’en rendait la tâche pas moins urgente. Il fallait que je trouve le moyen de neutraliser Doakes. D’une façon ou d’une autre, bientôt, le plus tôt possible, il allait falloir que…

— Est-ce que tu vas devenir mon papa ? me demanda soudain Cody.

Par chance, je n’avais rien dans la bouche qui aurait risqué de m’étrangler, mais l’espace d’un instant il me sembla avoir quelque chose dans la gorge, un truc ayant approximativement la taille d’une dinde de Noël. Lorsque je pus respirer de nouveau, je réussis à balbutier :

— Pourquoi tu me demandes ça ?

Il continuait à fixer le bout de sa canne à pêche.

— Maman dit que peut-être, répondit-il.

— Ah oui ? fis-je. Et il hocha la tête sans lever les yeux. Ma tête tourbillonnait. Que s’était imaginé Rita ? J’avais été si absorbé par mon projet visant à en mettre plein la vue à Doakes avec mon déguisement que je ne m’étais jamais vraiment demandé ce qui se passait dans la tête de Rita. Apparemment, j’aurais dû. Pouvait-elle réellement penser que, que… C’était inconcevable. Et pourtant, je suppose que d’une façon tout à fait étrange cela pouvait paraître logique si l’on était un être humain. Par bonheur, ce n’est pas mon cas, et l’idée me semblait absolument incongrue. Maman dit que peut-être ? Je deviendrais peut-être le papa de Cody ? Ce qui signifiait que, euh…

— Eh bien…, commençai-je, ce qui était un très bon début étant donné que je n’avais pas la moindre idée de ce que j’allais lui répondre. Heureusement pour moi, au moment où je m’apercevais qu’aucune réponse cohérente n’allait sortir de ma bouche, la canne à pêche de Cody se mit à bouger dans tous les sens.

— Tu as attrapé un poisson ! m’écriai-je. Et pendant les quelques minutes qui suivirent, tout ce que put faire Cody fut de s’accrocher à sa canne tandis que la ligne se déroulait en sifflant. Le poisson effectua de féroces zigzags vers la gauche, vers la droite, sous le bateau, puis droit vers l’horizon. Mais lentement, malgré plusieurs échappées au loin, Cody réussit à ramener le poisson plus près. Je lui recommandai de tenir sa canne à pêche bien droite, d’enrouler sa ligne et de tirer jusqu’à ce que je puisse la saisir par le bas et déposer le poisson dans le bateau. Cody le regarda s’agiter sur le pont, sa queue fourchue battant frénétiquement l’air.

— Une carangue bleue, dis-je. Un vrai poisson sauvage. Je me penchai pour le détacher, mais il se démenait trop et je n’arrivai pas à l’attraper. Un filet de sang sortit de sa bouche et s’écoula sur mon pont blanc impeccable, ce qui me contraria un peu.

— Beurk, fis-je. Je crois qu’il a avalé l’hameçon. On va être obligé de le lui enlever. Je sortis mon couteau à viande de son étui noir en plastique et le posai à côté de moi. Il va y avoir beaucoup de sang, avertis-je Cody. Je n’aime pas le sang et je ne voulais pas en avoir sur mon bateau, même du sang de poisson. Je fis deux pas en avant pour ouvrir le petit placard et attraper la vieille serviette que je réserve à cet usage.

— Ha, entendis-je derrière moi, à peine plus qu’un murmure. Je me retournai.

Cody avait pris le couteau et l’avait planté dans le poisson ; il le regarda se débattre, puis il replanta soigneusement la pointe. Cette fois, il enfonça profondément la lame dans les branchies du poisson, et une goutte de sang coula sur le pont.

— Cody, dis-je.

Il leva les yeux vers moi et, miracle, il sourit.

— J’aime pêcher, Dexter, déclara-t-il.

CHAPITRE X

Le lundi matin arriva et je n’avais toujours pas réussi à contacter Deborah. Je l’avais appelée tout le week-end à intervalles réguliers, et la petite musique de son répondeur m’était devenue si familière que je pouvais la fredonner, mais Deborah ne répondait jamais. C’était de plus en plus frustrant : à présent que j’avais découvert la façon de m’extraire des griffes de Doakes, je me retrouvais coincé par le téléphone. C’est terrible de devoir dépendre de quelqu’un d’autre.