Par chance, le lendemain fut un jour pluvieux. Je dois avouer que je n’y suis pas pour grand-chose : de façon générale, il pleut tous les jours en juillet. Mais cela avait bien l’air d’être parti pour la journée, or c’est exactement ce que je souhaitais. Je quittai tôt mon bureau au labo médico-légal de la police de Metro-Dade et coupai par Lejeune Road, que je suivis jusqu’à Old Cutler Road. Puis je tournai à gauche vers la marina Matheson Hammock. Comme je l’espérais, elle semblait déserte. Mais, à une centaine de mètres de là, je savais que je tomberais sur la guérite du gardien, où l’on s’empresserait de me demander quatre dollars contre l’immense privilège de pénétrer dans le port de plaisance. Il me paraissait prudent de ne pas me faire voir du gardien. Bien sûr, je tenais absolument à économiser les quatre dollars mais, surtout, ma présence ici un jour de pluie, qui plus est en plein milieu de la semaine, ne manquerait pas d’attirer l’attention, ce que je préfère éviter au maximum, en particulier dans le cadre de mon hobby.
Sur le côté gauche de la route se trouvait un petit parking attenant à l’aire de pique-nique. Un abri constitué d’un ancien bloc de corail se dressait au bord d’un lac sur la droite. Je garai ma voiture puis enfilai un ciré jaune vif. Je me fis l’impression d’être un véritable marin ; tout à fait la tenue appropriée pour pénétrer par effraction dans le bateau d’un pédophile homicide. J’en devenais du même coup très visible, mais cela ne m’inquiétait pas outre mesure. J’allais emprunter le sentier qui longeait la route. Il était dissimulé par des mangroves, et dans le cas peu probable où le gardien sortirait la tête de sa guérite sous la pluie, il n’apercevrait qu’une forme jaune vif en train de courir au loin. Un simple joggeur déterminé à faire son footing de l’après-midi, qu’il pleuve ou qu’il vente.
Je fis donc mine de jogger sur près de quatre cents mètres le long du sentier. Comme je m’y attendais, il n’y eut aucun signe de vie de la part du gardien, et je continuai à courir jusqu’au vaste port. Les derniers quais sur la droite hébergeaient un groupe de bateaux de taille un peu plus réduite que les gros joujoux des pêcheurs pros et des millionnaires amarrés près de la route. Le modeste Cruiser de MacGregor, le Balbuzard, était garé vers le fond.
Il n’y avait pas âme qui vive et je franchis allègrement la porte découpée dans la clôture grillagée, passant devant une pancarte sur laquelle je lus : “SEULS LES PROPRIETAIRES DE BATEAUX SONT AUTORISÉS SUR LES QUAIS”. Je tentai de me sentir coupable de violer une telle injonction, mais c’était au-dessus de mes capacités. La partie inférieure de l’écriteau précisait : “PÊCHE INTERDITE SUR LES QUAIS ET DANS L’ENSEMBLE DE LA MARINA”. Je me promis d’éviter à tout prix de pêcher, ce qui m’ôta quelques scrupules quant à la première interdiction.
Le Balbuzard devait avoir cinq ou six ans d’âge, mais montrait très peu de signes d’usure malgré son exposition au temps de Floride. Le pont et le bastingage avaient été parfaitement briqués et je veillai à ne pas érafler le bois en montant à bord. Pour une raison que je ne m’explique pas, les serrures sur les bateaux ne sont jamais très compliquées. Peut-être les vrais marins sont-ils plus honnêtes que les marins d’eau douce. En tout cas, il me fallut à peine quelques secondes pour crocheter la serrure et me glisser à l’intérieur du Balbuzard. La cabine n’avait pas cette odeur tiède de moisi qu’ont les bateaux quand ils sont verrouillés, ne serait-ce que quelques heures, sous le soleil subtropical. Il semblait plutôt flotter dans l’air des effluves de désinfectant, comme si la pièce avait été nettoyée si scrupuleusement qu’aucun germe ni aucune odeur ne pouvait y survivre.
Il y avait une petite table, une coquerie, et une télé équipée d’un magnétoscope, posée sur une étagère bloquée par une barre, avec une pile de vidéos à côté : Spiderman, Frère des Ours, Le Monde de Némo. Je me demandai combien de petits garçons MacGregor avait envoyés par-dessus bord retrouver Némo. J’espérais vivement que bientôt ce serait Némo qui le trouverait. Je me dirigeai vers la coquerie et me mis à ouvrir les tiroirs. Le premier était rempli de bonbons, le deuxième de petits bonshommes en plastique. Et le dernier était bourré de rouleaux de ruban adhésif.
Le ruban adhésif est une invention formidable et, comme je le sais très bien, il peut servir à de multiples et remarquables usages. Mais il me semblait tout de même un peu excessif d’en garder dix rouleaux dans un tiroir de son bateau. A moins bien sûr de le réserver à un emploi plutôt particulier. Peut-être une expérience scientifique qui impliquerait plusieurs jeunes garçons ? Juste une idée comme ça, qui me vient de la façon dont je l’utilise moi-même – pas avec des enfants, bien sûr ; avec des citoyens respectables comme, par exemple…, MacGregor ? Ce scénario commençait à devenir plausible et, à cette perspective, le Passager Noir fit claquer sa langue sèche de reptile.
Je descendis les marches jusqu’à la pièce ménagée à l’avant du bateau, que l’agent immobilier appelait sans doute la cabine de luxe. Le lit ne payait vraiment pas de mine : juste une plaque de mousse sur une planche surélevée. En touchant la housse, je perçus un crissement : il y avait un revêtement plastifié. Je roulai le matelas sur le côté. Quatre anneaux étaient vissés sur la planche, un à chaque coin. Je soulevai la planche.
On peut raisonnablement s’attendre à trouver un certain nombre de chaînes sur un bateau. Mais la présence de menottes ne me semblait pas cadrer tout à fait avec ce contexte marin. Certes, il se pouvait qu’il y ait une explication parfaitement logique. MacGregor s’en servait peut-être pour des poissons particulièrement belliqueux.
Sous les chaînes et les menottes, il y avait cinq ancres. Elles n’auraient pas choqué du tout sur un yacht censé faire le tour du monde, mais cela me paraissait un peu excessif sur un petit bateau réservé aux sorties du week-end. A quoi pouvaient-elles donc servir ? Si j’avais décidé de partir en haute mer, dans ma petite embarcation, avec un certain nombre de corps dont je voudrais me débarrasser proprement et radicalement, que ferais-je avec toutes ces ancres ? Bien sûr, présenté comme ça, il semblait évident que la prochaine fois que MacGregor partirait en promenade avec un petit ami il resterait, à son retour, seulement quatre ancres sous la banquette.
Je commençais à rassembler suffisamment de détails pour voir s’esquisser un tableau fort intéressant. Nature morte sans enfants. Mais jusqu’à présent je n’avais rien trouvé qui ne puisse passer pour une énorme coïncidence, et il fallait que je sois sûr à 100 %. J’avais besoin d’une preuve absolue, quelque chose de si irréfutable que le Code Harry en serait respecté.
Je trouvai mon bonheur à droite de la banquette.
Il y avait trois petits tiroirs construits dans la cloison du bateau. Celui du bas paraissait plus court de quelques centimètres. Il était possible que ce soit normal, que cela s’explique par la courbe de la coque. Mais j’étudie les humains depuis si longtemps que j’eus tout de suite un soupçon. J’ouvris le tiroir et, évidemment, il y avait un petit compartiment secret au fond. Et à l’intérieur…