Je plaçai le doigt dans un local frigorifique et glissai la bague dans ma poche. Ce n’était pas exactement la procédure à suivre, mais j’étais à peu près certain que Deborah souhaiterait la garder si on ne parvenait pas à récupérer Kyle. Telles que les choses se présentaient, il semblait que si on devait le récupérer ce serait par FedEx, un morceau après l’autre. J’ai beau ne pas être sentimental, je m’imaginais que cela ne réchaufferait pas particulièrement le cœur de Deb.
A présent, je me sentais vraiment très fatigué et, puisque Deb n’avait pas encore appelé, je décidai que j’avais bien le droit de rentrer chez moi faire une petite sieste. La pluie de l’après-midi commençait à tomber au moment où je montais dans ma voiture. Je filai tout droit le long de Lejeune Road à travers la circulation relativement fluide, et arrivai chez moi après n’avoir reçu qu’une seule bordée d’injures, un record. Je courus sous la pluie jusqu’à mon appartement pour constater que Deborah était partie. Elle avait griffonné un mot sur un Post-it disant qu’elle m’appellerait plus tard. J’étais plutôt soulagé car je n’avais pas particulièrement envie de dormir sur mon canapé minuscule. Je me traînai jusqu’à mon lit et dormis sans interruption jusqu’à plus de six heures du soir.
Naturellement, même la machine puissante qu’est mon corps nécessite un minimum d’entretien et, lorsque je me redressai dans mon lit, je m’avisai que j’avais bien besoin d’une petite vidange. La longue nuit sans sommeil, le petit-déjeuner sauté, la tension et l’effort de trouver d’autres paroles que « Allons, allons » afin de réconforter Deborah : tout cela avait fini par avoir raison de moi. On aurait dit que quelqu’un était entré à la dérobée chez moi et avait rempli ma tête du sable de la plage, capsules de bouteille et mégots de cigarette compris.
Il n’y a qu’un remède à cet état occasionnel : l’exercice physique. Mais alors que je venais de décider que rien ne me ferait autant de bien qu’un bon petit footing, il me revint à l’esprit que j’avais égaré mes baskets. Elles n’étaient pas à leur emplacement habituel près de la porte, pas plus que dans ma voiture. On vivait à Miami, alors il n’était pas exclu que quelqu’un soit entré par effraction et les ait volées ; c’était, après tout, une très jolie paire de New Balance. Mais il me semblait quand même plus probable que je les aie laissées chez Rita. Ni une ni deux, je pris ma voiture et me mis en route pour chez elle.
La pluie avait cessé depuis longtemps ; elle dure rarement plus d’une heure. Les rues étaient déjà sèches et encombrées de la foule joyeusement homicide de tous les soirs. Ma famille… La Taurus bordeaux surgit derrière moi au niveau de Sunset Drive et me suivit jusqu’au bout. J’étais content de voir que Doakes avait repris du service. Je m’étais senti légèrement abandonné. Comme toujours, il était occupé à se garer de l’autre côté de la rue au moment où je frappai à la porte. Il venait de couper le moteur lorsque Rita m’ouvrit.
— Tiens ! s’exclama-t-elle. Quelle surprise ! Elle me tendit son visage pour que je l’embrasse.
Je m’exécutai, rajoutant quelques fioritures afin de distraire le sergent Doakes.
— Je vais être très franc, dis-je. Je suis venu chercher mes baskets.
Rita sourit.
— Justement, je viens d’enfiler les miennes. Ça te dit qu’on aille transpirer un peu ensemble ? Et elle ouvrit grand la porte pour me laisser entrer.
— C’est la meilleure proposition qu’on m’ait faite de toute la journée, répondis-je.
Je trouvai mes chaussures dans son garage, à côté de la machine à laver, en même temps qu’un short et un tee-shirt sans manches, tout propres et prêts à l’emploi. Je me rendis à la salle de bains pour me changer et laissai ma tenue de travail soigneusement pliée sur le siège des toilettes. Quelques minutes plus tard, Rita et moi étions en train de longer le pâté de maisons à petites foulées. Je fis un signe au sergent Doakes en passant. Nous suivîmes la rue sur quelques centaines de mètres puis fîmes le tour du parc tout proche. Nous avions déjà emprunté ce parcours ensemble ; nous avions estimé sa longueur à quatre kilomètres et demi, et nous courions à peu près au même rythme. Et donc, une demi-heure plus tard environ, en sueur, mais prêts une fois de plus à affronter les défis d’une nouvelle soirée passée sur la planète Terre, nous étions de retour devant la porte de la maison de Rita.
— Si ça ne te dérange pas, je vais aller me doucher en premier, me dit-elle. Comme ça, je pourrai commencer à préparer le dîner pendant que tu te laves.
— Pas de problème, répondis-je. Je vais m’asseoir là un moment et me sécher un peu.
Rita sourit.
— Je vais te chercher une bière, dit-elle. Un instant plus tard elle m’en tendait une, avant de rentrer en refermant la porte derrière elle. Je m’installai sur la marche, et bus ma bière à petites gorgées. Les quelques jours précédents avaient été un tel chaos, ma vie avait été si chamboulée que j’appréciais réellement ce moment de contemplation paisible, assis là à siroter une bière tandis que, quelque part dans la ville, Chutsky était en train de se délester de ses pièces de rechange. La ville continuait à tourbillonner autour de moi avec ses chairs tailladées, ses strangulations et ses démembrements, mais sur le Domaine de Dexter c’était l’heure de la Miller… Je levai ma cannette pour porter un toast au sergent Doakes.
Quelque part à l’intérieur de la maison, il y eut une vive agitation. J’entendis des cris suraigus, comme si Rita venait de découvrir les Beatles dans sa salle de bains. Puis la porte d’entrée s’ouvrit à la volée et Rita m’empoigna par le cou en serrant de toutes ses forces. Je lâchai ma bière.
— Quoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ? demandai-je en suffoquant. Je vis Astor et Cody nous regarder dans l’entrebâillement de la porte. Je suis terriblement désolé. Je ne recommencerai plus, ajoutai-je. Mais Rita m’étranglait de plus belle.
— Oh, Dexter ! s’exclama-t-elle, et à présent elle pleurait. Astor me sourit et joignit les mains sous son menton. Cody nous observait simplement, en hochant un peu la tête. Oh, Dexter, répéta Rita.
— S’il te plaît, implorai-je, en essayant désespérément de respirer. Je te jure que c’était un accident et que je n’en avais pas l’intention. Qu’est-ce que j’ai fait ? Rita se laissa enfin fléchir et desserra sa prise mortelle.
— Oh, Dexter, répéta-t-elle une dernière fois avant de mettre ses mains sur mon visage et de me regarder avec un sourire radieux et des yeux embués de larmes. Oh, TOI ! dit-elle, même si pour être parfaitement honnête je ne me ressemblais pas tellement à cet instant. Je suis désolée, c’était un accident, expliqua-t-elle, reniflant à présent. J’espère que tu n’avais pas prévu un truc vraiment spécial.
— Rita, s’il te plaît, qu’est-ce qu’il se passe ?
Son sourire s’élargit de plus en plus.
— Oh, Dexter. Sincèrement, je… C’était un… Astor a eu besoin d’aller aux toilettes, et quand elle a pris tes vêtements, c’est tombé par terre et… Oh, Dexter, elle est tellement belle ! À force de m’entendre appeler O’Dexter, je commençais à me sentir un peu irlandais, mais je n’avais toujours pas la moindre idée de ce qui se passait.
… Jusqu’à ce que Rita lève sa main en l’air. Sa main gauche. Maintenant parée à l’annulaire d’une grosse bague sur laquelle scintillait un diamant.