— Tu sais, c’est pas un jeu, Dexter, dit-elle, parce que bien sûr elle partageait ce souvenir. Il y va de la vie de Kyle. Et ses traits reprirent leur expression de gros poisson sévère tandis qu’elle poursuivait : Je me doute que ça ne signifie rien pour toi, mais je suis vraiment attachée à cet homme. Il me fait me sentir si… Merde. Tu vas te marier et pourtant tu ne pigeras jamais. Nous étions arrivés au feu de NE 15th Street et elle prit à droite. Ce qui restait de l’Omni Mall se dressait sur la gauche tandis que devant nous s’étirait le pont de Venetian Causeway.
— Je ne suis pas très doué pour les sentiments, Deb, expliquai-je. Et cette histoire de mariage me rend plus que perplexe. Mais je sais que je n’aime pas beaucoup te voir malheureuse.
Deborah s’arrêta de l’autre côté de la petite marina qui jouxte le vieux bâtiment du Miami Herald et fit demi-tour pour garer la voiture face à Venetian Causeway Elle resta silencieuse un moment, puis elle fit siffler l’air entre ses dents et dit :
— Excuse-moi.
Je fus un peu pris au dépourvu car je dois avouer que je m’apprêtais à lui dire une phrase très similaire, afin de huiler les rouages de la machine sociale. Je l’aurais certainement formulée d’une façon légèrement plus ingénieuse, mais le message aurait été le même.
— De quoi ? demandai-je.
— Je ne cherche pas à… Je sais que tu es différent, Dex. J’essaie vraiment de m’y faire et… Mais il n’empêche que tu es mon frère.
— Adoptif, précisai-je.
— C’est des conneries, et tu le sais très bien. Tu es mon frère. Et je sais que tu es là uniquement pour moi.
— En fait, j’espérais avoir l’occasion de dire “Message reçu” à la radio tout à l’heure.
Elle s’étrangla de rire.
— D’accord, fais le con. Mais merci quand même.
— Y’a pas de quoi. Elle attrapa la radio.
— Doakes, qu’est-ce qu’il fait ?
Au bout d’un instant, Doakes répondit :
— On dirait qu’il parle dans un téléphone portable. Deborah fronça les sourcils et se tourna vers moi.
— S’il se fait la malle, qui pourrait-il appeler de son portable ?
Je haussai les épaules.
— Il est peut-être en train de chercher un moyen de quitter le pays. À moins que…
Je m’interrompis. L’idée était bien trop bête pour y songer sérieusement, et elle aurait dû quitter mon esprit aussitôt, mais, bizarrement, elle s’accrochait, se plantait dans la matière grise et agitait un petit drapeau rouge.
— Quoi ? voulut savoir Deborah. Je secouai la tête.
— Impossible. Insensé. Juste une pensée absurde qui refuse de partir.
— D’accord. Je t’écoute.
— Et si… Je t’ai avertie, c’est vraiment idiot.
— C’est encore plus bête de tourner autour du pot comme ça, rétorqua-t-elle d’un ton sec. Vas-y, accouche.
— Et si Oscar était en train d’appeler le Bon Docteur pour essayer de négocier son départ du pays ? avançai-je. En effet, ça paraissait vraiment stupide.
— Négocier avec quoi ? grogna Deb.
— Eh bien, Doakes a dit qu’il avait un sac. Il pourrait transporter de l’argent, des titres au porteur, une collection de timbres, que sais-je ? Mais il détient sans doute quelque chose qui pourrait avoir encore plus de valeur pour notre ami chirurgien.
— Comme quoi ?
— Il sait probablement où se cachent tous les autres membres de l’ancienne équipe.
— Merde, lâcha Deb. Il vendrait tous les autres en échange de sa vie ? Elle se mordilla la lèvre tout en réfléchissant. Au bout d’une minute, elle secoua la tête. Ça me semble vraiment tiré par les cheveux, dit-elle.
— Carrément ? Tu trouves donc ça plus qu’idiot…
— Comment Oscar aurait-il su où joindre le Docteur ?
— Un espion a toujours les moyens d’en dénicher un autre. Il y a des listes, des bases de données, des contacts mutuels, tu le sais très bien. T’as pas vu le film La mémoire dans la peau ?
— Si, mais comment sais-tu que Oscar l’a vu ? demanda-t-elle.
— Je cherche juste à t’expliquer que c’est possible.
— Mmm, mmm, dit-elle. Elle regarda par la fenêtre, pensive, puis fit une grimace et secoua la tête. Kyle m’a dit un truc, qu’au bout d’un moment on oubliait à quelle équipe on appartenait, comme au baseball quand on ne dépend d’aucune équipe. Si bien qu’on finissait par se lier avec des types de l’autre camp, et… Merde, ça c’est vraiment idiot.
— Donc quel que soit le camp de Danco, Oscar pourrait très bien trouver un moyen de le contacter.
— On s’en fout de toute manière. Nous, on peut pas, lança-t-elle.
Nous gardâmes tous les deux le silence un moment. Je supposai que Deb pensait à Kyle et se demandait si on le retrouverait à temps. Je tentai de m’imaginer éprouver les mêmes sentiments pour Rita, mais c’était peine perdue. Comme Deborah l’avait si finement souligné, j’étais fiancé et pourtant je ne pigeais toujours pas. Et je ne pigerais jamais, d’ailleurs, ce que j’ai plutôt tendance à considérer comme une chance. Il m’a toujours semblé préférable de penser avec mon cerveau plutôt qu’avec certaines parties fripées situées légèrement plus bas. Non, mais c’est vrai ! Les gens ne se voient-ils pas lorsqu’ils se mettent à soupirer et à se pâmer, tout larmoyants et ramollis, rendus complètement idiots par quelque chose que même les animaux ont suffisamment de bon sens pour expédier au plus vite afin de pouvoir se consacrer à des occupations plus sensées, comme trouver de la viande fraîche ?
Nous étions bien d’accord : je ne pigeais pas. Alors je tournai mon attention de l’autre côté de la baie, vers les lumières tamisées des foyers que l’on apercevait tout au bout de la voie surélevée. Quelques immeubles se dressaient près du poste de péage, ainsi que plusieurs maisons dispersées. Peut-être que si je gagnais à la loterie, je pourrais demander à un agent immobilier de m’en montrer une qui aurait une petite cave, juste assez grande pour y dissimuler sous le sol le corps d’un certain photographe. Et comme me venait cette pensée, un doux murmure s’éleva de mon siège arrière personnel, mais évidemment je ne pouvais rien faire, si ce n’est peut-être applaudir la lune suspendue au-dessus de l’eau. Et par-delà les flots irisés retentit une sonnerie métallique, signalant que le pont mobile s’apprêtait à se lever.
La radio grésilla.
— Il repart, nous informa Doakes. Il va franchir le pont. Guettez-le. C’est un 4x4 Toyota.
— Je le vois, répondit Deborah dans le micro. On le suit. Le gros 4x4 déboucha sur la voie surélevée puis sur 15th Street quelques secondes à peine avant que le pont ne se lève. Après l’avoir laissé prendre un peu d’avance, Deborah déboîta et entama la poursuite. Arrivé à Biscayne Boulevard, il tourna à droite et un instant plus tard nous fîmes de même.
— Il a pris le boulevard et se dirige vers le nord, annonça Deborah sur la radio.
— Faites pareil, répondit Doakes. Je continue de ce côté-ci.
Le 4x4 roulait à vitesse normale au milieu de la circulation relativement fluide, dépassant à peine la limite de vitesse, ce qui à Miami est considéré comme une allure de touriste, suffisamment lente pour justifier des coups de klaxon de la part des autres automobilistes. Mais Oscar n’avait pas l’air de s’en soucier. Il respectait tous les feux de signalisation et restait dans la file de droite, roulant tranquillement comme s’il n’allait nulle part en particulier, comme s’il effectuait une simple petite promenade nocturne.