La route sur laquelle nous roulions à présent était étroite, bordée à droite par une rangée de maisons et à gauche par un haut talus en ciment jaune qui soutenait l’I-95. Nous continuâmes ainsi sur plusieurs centaines de mètres, reprenant de la vitesse. Un vieux couple tout ratatiné qui se tenait par la main marqua un temps d’arrêt sur le trottoir, pour regarder passer en trombe notre étrange défilé. C’est peut-être mon imagination, mais je crus les voir vaciller sous l’effet du souffle causé par le passage de la voiture d’Oscar et de la camionnette.
Nous réussîmes à nous rapprocher un peu de la camionnette, laquelle rejoignit presque le véhicule tout-terrain. Mais Oscar continuait à accélérer. Il brûla un stop, nous obligeant à faire une embardée devant une fourgonnette qui décrivait un cercle au milieu de la route dans le but d’éviter le 4x4 et la camionnette. Elle essaya maladroitement de se dégager en marche arrière et finit par aller s’écraser contre une bouche d’incendie. Mais Deb serra juste un peu plus les mâchoires et contourna la fourgonnette en faisant crisser ses pneus, puis dépassa l’intersection, sans prêter attention aux klaxons ni à la fontaine d’eau qui s’échappait de la bouche d’incendie brisée, avant de réduire de nouveau la distance avec les deux autres véhicules.
Oscar se trouvait à quelques centaines de mètres d’un carrefour important, et le feu était rouge. Même de là où j’étais, je pouvais voir qu’un flux continu de voitures franchissait l’intersection. Bien sûr, personne n’est éternel ici-bas mais ce n’était vraiment pas la façon dont j’aurais souhaité mourir si l’on m’avait donné le choix. Regarder la télé avec Rita me parut nettement plus attrayant tout à coup. Je voulus trouver un moyen poli mais convaincant de persuader Deborah de ralentir pour humer l’air un instant mais, juste au moment où j’en avais le plus besoin, mon puissant cerveau parut s’arrêter et, avant que je parvienne à le faire redémarrer, Oscar ne fut plus qu’à quelques mètres du feu.
Il est fort probable qu’Oscar était allé à la messe cette semaine-là parce que le feu passa au vert à l’instant où il s’engageait à fond dans le carrefour. La camionnette blanche le suivait de près et freina à mort pour éviter une petite voiture bleue qui avait dû passer à l’orange. Puis ce fut notre tour ; le feu était franchement vert à présent. Nous contournâmes la camionnette et réussîmes presque à arriver en face, mais on était à Miami, il ne fallait pas l’oublier : une bétonnière brûla le feu derrière la voiture bleue, nous passant juste devant. Ma gorge se serra tandis que Deborah enfonçait furieusement la pédale du frein. Nous dérapâmes sur la chaussée et allâmes violemment heurter le bord du trottoir ; les deux roues de gauche montèrent alors sur le trottoir avant de rebondir sur le macadam.
— Très joli, observai-je comme Deborah accélérait de nouveau. Et elle aurait peut-être pris la peine de me remercier de mon compliment si la camionnette n’avait choisi de profiter de notre ralentissement pour remonter à notre niveau et nous tamponner. L’arrière de notre voiture pivota vers la gauche, mais Deborah réussit à la redresser.
La camionnette nous percuta à nouveau, plus fort cette fois, juste derrière ma portière et, alors que je fus propulsé en avant sous le coup, elle s’ouvrit brusquement. La voiture fit une embardée et Deborah freina ; peut-être pas la meilleure stratégie car la camionnette accéléra en même temps et cette fois donna un coup si fort que ma portière se détacha et tomba en rebondissant sur la chaussée, puis alla percuter la camionnette au niveau de sa roue arrière avant de tournoyer sur le sol, comme une roue déformée, en jetant des étincelles.
Je vis la camionnette osciller légèrement puis j’entendis le clappement d’un pneu éclaté. Le mur blanc se rabattit alors de nouveau contre nous. Notre voiture eut deux roues soulevées du sol un instant, puis elle fit une embardée vers la gauche, monta sur le trottoir avant de passer à travers une clôture grillagée qui séparait la route d’une bretelle d’accès à l’I-95. Nous tournoyâmes sur place comme si les pneus glissaient sur du beurre. Deborah se cramponna au volant en montrant les dents, et nous réussîmes presque à atteindre l’autre côté de la chaussée. Mais bien sûr, moi je n’étais pas allé à la messe cette semaine-là, et au moment où nos deux roues avant atteignaient le bord du trottoir d’en face, un énorme 4x4 rouge vint percuter notre aile arrière. Nous fûmes projetés sur la partie herbeuse de l’intersection de l’autoroute qui entourait un large étang. Je n’eus que quelques secondes pour m’apercevoir que l’herbe rase semblait permuter avec le ciel nocturne. Puis la voiture rebondit violemment sur le sol et l’airbag du passager m’explosa à la figure. J’eus l’impression de m’être battu à coups de coussin avec Mike Tyson. J’étais encore groggy lorsque la voiture retomba sur le toit, en plein dans l’étang, et commença à se remplir d’eau.
CHAPITRE XX
Je n’ai aucune gêne à parler de mes modestes talents. Par exemple, j’admets sans complexe que je suis plus fort que la moyenne à formuler des remarques intelligentes, et j’ai aussi le don de me faire apprécier des gens. Mais il faut me rendre cette justice, je suis également toujours disposé à reconnaître mes faiblesses et, en l’occurrence, une rapide introspection m’obligea à concéder que respirer sous l’eau n’entrait pas dans mes compétences. Et tandis que, suspendu par ma ceinture de sécurité, complètement sonné, je regardais l’eau envahir la voiture en tourbillonnant autour de moi, je commençai à me dire que c’était un énorme défaut.
La dernière vision que j’eus de Deborah avant que l’eau ne recouvre sa tête n’était pas plus réconfortante. Pendue également par sa ceinture, immobile, elle avait les yeux fermés et la bouche ouverte, tout à l’inverse de d’habitude, ce qui n’était certainement pas bon signe. Puis l’eau monta jusqu’à mes yeux, et je ne vis plus rien.
Il me plaît aussi à penser que je suis prompt à réagir dans les situations d’urgence, alors j’ose espérer que mon état d’apathie soudain était dû au fait d’avoir été secoué dans tous les sens puis assommé par un airbag. Quoi qu’il en soit, je restai ainsi suspendu à l’envers pendant ce qui me parut une éternité, et j’ai un peu honte d’avouer que je passai l’essentiel du temps à pleurer ma mort. Ce Cher Dexter Défunt… il était promis à un tel avenir, il lui restait tant de compagnons de voyage à disséquer, le voilà tragiquement fauché dans la fleur de l’âge. Hélas, Passager Noir, je le connaissais bien. Sans compter que le pauvre garçon était enfin sur le point de se marier. Quelle immense tristesse. Je me représentai Rita vêtue de blanc en train de sangloter devant l’autel, deux bambins gémissant à ses pieds. L’adorable petite Astor, ses cheveux relevés en une coiffure bouffante, sa robe de demoiselle d’honneur vert clair à présent trempée de larmes. Et le silencieux Cody dans son minuscule smoking, le regard fixé vers le fond de l’église, qui attendait, tout en repensant à notre matinée de pêche et en se demandant quand il aurait de nouveau l’occasion de planter son couteau dans un poisson, puis de tourner la pointe lentement, pour regarder le sang rouge vif perler sur la lame, le sourire aux lèvres, et…