Ma seule récompense d’abord fut de recevoir un autre filet d’eau vaseuse, ce qui ne rendit en rien mon travail plus agréable. Mais je persistai, et bientôt Deborah fut secouée par une convulsion avant de dégurgiter une grosse quantité d’eau – en grande partie sur moi, malheureusement. Elle toussa horriblement, prit une inspiration qui rappelait le bruit que font les gonds rouillés en s’ouvrant, puis lâcha :
— Bordel…
Pour une fois, j’appréciai réellement son attitude de dure à cuire.
— Content de te revoir parmi nous, dis-je. Deborah roula faiblement sur le ventre et essaya de se relever à quatre pattes. Mais elle s’écroula de nouveau, la respiration coupée par la douleur.
— Oh, non. Merde, j’ai quelque chose de cassé, gémit-elle.
Elle tourna la tête sur le côté et vomit encore un peu, cambrant le dos et aspirant péniblement de grosses goulées d’air entre deux spasmes. Je la regardai, et j’avoue que je me sentis assez fier de moi. Dexter le Canard Plongeur s’en était bien tiré et avait sauvé la situation.
— C’est pas génial de vomir ? lui lançai-je. Disons, par rapport à l’autre possibilité ? Bien sûr, une réplique cinglante était au-dessus des forces de ma pauvre sœur, mais je fus content de constater qu’il lui restait suffisamment d’énergie pour murmurer : “Va te faire foutre.”
— Où est-ce que ça fait mal ? lui demandai-je.
— Nom de Dieu, dit-elle, d’une voix très faible. J’arrive pas à bouger mon bras gauche. Tout le bras…
Elle s’interrompit et essaya de bouger le bras en question, ne réussissant qu’à s’infliger une énorme douleur. Elle aspira l’air en sifflant, ce qui la fit à nouveau tousser faiblement, puis elle retomba sur le dos et respira de façon très saccadée.
Je m’agenouillai à côté d’elle et tâtai doucement le haut de son bras.
— Là ? lui demandai-je. Elle secoua la tête. Je remontai ma main, touchant l’articulation de l’épaule puis la clavicule, et je n’eus pas besoin de lui demander si c’était l’endroit. Elle retint brusquement sa respiration, battit des paupières et, même à travers la boue qui maculait son visage, je la vis pâlir considérablement.
— Ta clavicule est cassée, déclarai-je.
— C’est pas possible, protesta-t-elle d’une voix faible et râpeuse. Il faut que je retrouve Kyle.
— Non, répliquai-je. Il faut que tu ailles aux urgences. Si tu essaies de te déplacer dans l’état où tu es, tu vas finir à côté de lui, ligotée sur une table, et on ne sera pas plus avancé.
— Je dois le trouver, insista-t-elle.
— Deborah, je viens de t’extraire d’une voiture engloutie et d’abîmer par la même occasion une très jolie chemise. Tu voudrais que mon sauvetage héroïque n’ait servi à rien ?
Elle toussa à nouveau, et grogna de douleur comme sa clavicule suivait les mouvements de sa respiration spasmodique. Je voyais bien qu’elle n’avait pas fini de discuter, mais elle commençait à s’apercevoir qu’elle souffrait le martyre. Et puisque notre conversation ne menait nulle part, je ne fus pas mécontent de voir Doakes arriver, suivi presque aussitôt par deux ambulanciers.
Le bon sergent me regarda méchamment, comme si c’était moi qui avais poussé la voiture dans l’étang avant de la retourner sur le toit.
— Vous les avez perdus, hein, dit-il. Un reproche qui me parut terriblement injuste.
— Oui, cela s’est avéré beaucoup plus dur que je ne croyais de les suivre dans une voiture à l’envers et sous l’eau, répondis-je. La prochaine fois, vous n’aurez qu’à essayer et nous on restera là à râler.
Doakes se contenta de me lancer un regard furieux et d’émettre un grognement. Puis il s’agenouilla à côté de Deborah et lui demanda :
— Vous êtes blessée ?
— La clavicule, répondit-elle. Elle est cassée.
À présent que l’état de choc passait, elle luttait contre la douleur en se mordant la lèvre et en prenant de petites inspirations saccadées. J’espérai que les ambulanciers auraient quelque chose de plus efficace pour elle.
Doakes resta silencieux. Il leva juste ses yeux vers moi, avec la même expression furieuse. Deborah tendit vers lui son bras qui n’était pas blessé et agrippa sa manche.
— Doakes, dit-elle, et il tourna ses yeux vers elle. Trouvez-le.
Il la regarda sans rien dire tandis qu’elle s’arrêtait de respirer et serrait les dents sous l’effet d’une nouvelle vague de douleur.
— On arrive, lança l’un des ambulanciers. C’était un jeune homme maigre aux cheveux dressés en pointes sur le crâne. Lui et son collègue, plus âgé et plus corpulent, avaient fait passer leur brancard par le trou que la voiture de Deborah avait formé dans la clôture grillagée. Doakes voulut se relever pour les laisser s’approcher de Deborah, mais celle-ci se cramponna à son bras avec une force surprenante.
— Trouvez-le, répéta-t-elle.
Doakes ne fit que hocher la tête, mais cela suffit à Deb ; elle lâcha son bras et il se leva. Les ambulanciers fondirent sur Deborah, l’examinèrent rapidement puis la hissèrent sur le brancard qu’ils roulèrent aussitôt en direction de l’ambulance. Je la regardai s’éloigner, me demandant ce qu’il était advenu de notre cher ami à la camionnette blanche. Il avait un pneu crevé : jusqu’où pourrait-il aller ? Il était assez vraisemblable qu’il tente de s’emparer d’un autre véhicule, plutôt que d’appeler son assistance automobile pour qu’on vienne l’aider à changer son pneu. On allait donc probablement retrouver dans les parages la camionnette abandonnée, et une voiture serait sans doute signalée disparue.
Sous une impulsion qui me parut extrêmement généreuse compte tenu de son attitude envers moi, je m’approchai de Doakes pour lui communiquer ma pensée. Mais je n’avais fait qu’un pas vers lui lorsque j’entendis un gros raffut du côté de la rue. Je me tournai pour voir.
Je vis un homme trapu d’âge moyen vêtu juste d’un boxer courir vers nous en plein milieu de la rue. Son ventre retombait par-dessus l’élastique du short et était ballotté dans tous les sens par la course ; il était évident qu’il n’était pas très entraîné, et il ne se facilitait pas la tâche en agitant les bras au-dessus de la tête et en hurlant : « Hé ! Hé ! Hé ! » tout en courant. Le temps qu’il traverse la bretelle de l’I-95 et arrive jusqu’à nous, il était hors d’haleine, incapable d’articuler le moindre mot, mais j’avais une idée assez précise de ce qu’il voulait nous dire.
— La camionnette… réussit-il à balbutier avec un accent cubain.
— Une camionnette blanche ? Avec un pneu à plat ? Et votre voiture a disparu ? demandai-je. Et Doakes me regarda.
L’homme à bout de souffle secouait la tête.
— Une camionnette blanche, ça oui. J’ai entendu dedans des bruits de chien que je croyais blessé, expliqua-t-il, avant de s’interrompre pour prendre une profonde inspiration et pouvoir communiquer toute l’horreur de ce qu’il avait vu. Et alors…
Mais il dépensait sa salive, et son souffle surtout, pour rien. Doakes et moi remontions déjà la rue à toutes jambes dans la direction d’où il était venu.
CHAPITRE XXI
Apparemment le sergent Doakes oublia qu’il était censé me suivre parce qu’il arriva à la camionnette bien avant moi. Évidemment, il avait l’énorme avantage de courir avec ses deux chaussures, mais tout de même il allait vraiment vite. La camionnette était montée sur le trottoir, devant une maison orange pâle entourée d’un mur de corail. Le pare-chocs avant avait heurté un poteau d’angle qui s’était affaissé ; l’arrière du véhicule faisait face à la rue, de sorte qu’on pouvait voir la plaque d’immatriculation jaune vif “Choisissez la vie”.