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Je m’engageai dans une petite rue transversale, me garai sur le côté, et la Taurus vint s’arrêter juste derrière moi. Pendant quelques instants, rien ne se passa : nous restâmes chacun dans notre voiture, à attendre. Allais-je être arrêté ? Si l’on m’avait suivi depuis la marina, ce pourrait être une très mauvaise nouvelle pour le si Distingué Dexter. Tôt ou tard, on remarquerait l’absence de MacGregor, et la plus petite enquête de routine révélerait l’existence de son bateau. Quelqu’un irait voir s’il était encore là, et alors le fait que Dexter s’y était rendu en plein milieu de la journée ne manquerait pas d’éveiller l’attention.

Ce sont des détails comme ça qui font avancer le travail de la police. Les flics sont toujours à la recherche de ce genre de coïncidences amusantes, et lorsqu’ils tombent dessus ils peuvent décider d’embêter très sérieusement l’individu qui s’est trouvé trop souvent par hasard dans des lieux-clés. Même quand celui-ci a un badge de la police et un faux sourire au charme incroyable.

Je ne voyais pas d’autre solution que d’y aller au bluff : j’irais voir qui était en train de me suivre, je chercherais à savoir pourquoi, puis tenterais de convaincre la personne que c’était une manière bête de perdre son temps. Je pris mon air le plus officiel, sortis de la voiture et m’approchai de la Taurus d’un pas décidé. La vitre s’abaissa, et le visage perpétuellement courroucé du sergent Doakes apparut devant moi, tel le masque d’un dieu cruel sculpté dans une pièce de bois sombre.

— Pourquoi vous quittez le boulot si tôt depuis quelque temps ? me demanda-t-il. Sa voix était dénuée d’expression mais semblait tout de même insinuer que ma réponse serait forcément un mensonge et qu’il allait me le faire regretter.

— Ça alors, sergent ! répondis-je gaiement. Quelle incroyable coïncidence ! Quel bon vent vous amène ?

— Vous avez quelque chose de plus important à faire que votre boulot ? rétorqua-t-il. Il n’avait vraiment pas l’air de vouloir alimenter la conversation, alors je haussai les épaules. Quand on est confronté à des gens qui n’ont aucun esprit de répartie et qui visiblement ne cherchent pas en avoir, il vaut toujours mieux ménager ses efforts.

— Je, euh… j’avais des affaires personnelles à régler, répondis-je. Pas terrible comme réponse, je vous l’accorde, mais Doakes avait la sale habitude de poser des questions affreusement gênantes, avec une malveillance si insidieuse qu’il m’était déjà difficile de ne pas bafouiller, alors inutile d’espérer trouver une réponse intelligente.

Il me fixa pendant quelques secondes interminables, comme un pitbull affamé lorgnerait de la viande crue.

— Des affaires personnelles, répéta-t-il sans cligner des yeux. L’expression semblait encore plus stupide dans sa bouche.

— Tout à fait.

— Votre dentiste est du côté de Coral Gables.

— Eh bien…

— Votre docteur aussi. Vous n’avez pas d’avocat, votre sœur est encore au boulot, poursuivit-il. Quel autre genre d’affaires personnelles ai-je pu oublier ?

— En fait, euh… je, je…, commençai-je, et je fus stupéfait de m’entendre bégayer, mais rien d’autre ne sortit. Doakes se contentait de me fixer et il avait l’air de me supplier des yeux de prendre mes jambes à mon cou afin qu’il puisse pratiquer un peu sa technique de tir.

— C’est drôle, finit-il par dire, parce que moi aussi j’ai des affaires personnelles à régler dans le coin.

— C’est vrai ? m’exclamai-je, rassuré de constater que ma bouche était à nouveau capable de former des sons humains. De quoi peut-il bien s’agir, sergent ?

C’était la première fois de ma vie que je le voyais sourire et je dois avouer que j’aurais préféré de beaucoup qu’il bondisse directement hors de la voiture pour me mordre.

— Je vous SURVEILLE, dit-il. Il me laissa admirer quelques secondes ses dents luisantes, puis il remonta la vitre et disparut derrière le verre teinté, comme le chat du Cheshire d’Alice.

CHAPITRE V

Avec un peu de temps, je suis sûr que je pourrais trouver toute une liste de malheurs bien plus graves que de voir le sergent Doakes se transformer en mon ombre. Mais tandis que, planté là dans mon ciré haute couture, je songeais à Reiker et à ses bottes rouges sur le point de m’échapper, cette pensée me sembla déjà assez désagréable pour ne pas en rajouter en imaginant de pires scénarios. Je montai simplement dans ma voiture, démarrai puis regagnai mon appartement tandis que la pluie continuait à tomber. D’ordinaire, le comportement homicide des autres conducteurs avait la faculté de me remonter le moral, me faisant me sentir chez moi, mais, bizarrement, ce jour-là, la présence de la Taurus bordeaux juste derrière m’ôta tout entrain.

Je connaissais suffisamment le sergent Doakes pour savoir qu’il ne s’agissait pas là, en ce jour de pluie, d’une lubie de sa part. S’il avait décidé de me surveiller, il s’y tiendrait jusqu’à ce qu’il me surprenne en train de faire un truc vilain. Ou jusqu’à ce qu’il ne soit plus en mesure de me suivre. Naturellement, il me vint aussitôt à l’idée plusieurs manières fascinantes de m’assurer qu’il relâcherait sa vigilance. Mais elles étaient toutes irrévocables, et bien que je n’aie pas de conscience, je respecte un ensemble de règles très strictes qui fonctionnent un peu de la même façon.

J’avais toujours su que tôt ou tard le sergent Doakes ferait quelque chose pour me détourner de mon hobby, et je m’étais creusé la tête afin de trouver des solutions. Ma seule conclusion, malheureusement, avait été que j’aviserais en temps voulu.

“Excusez-moi ?” pourriez-vous dire, et vous en auriez tout à fait le droit. Est-il vraiment possible de ne pas voir l’évidence ? Après tout, Doakes était peut-être redoutable, mais l’était encore davantage, et personne ne pouvait lui résister lorsqu’il prenait le volant. Alors pour une fois…

Non, chuchota la douce voix dans le creux de mon oreille.

Bonjour, Harry. Pourquoi ? Et tout en posant la question je repensai au jour où il m’avait expliqué.

Il y a des règles, Dexter, avait dit Harry.

Des règles, papa ?

* * *

C’était le jour de mes seize ans. Il n’y avait jamais de grandes fêtes pour mon anniversaire, étant donné que je n’avais pas encore appris à être extraordinairement charmant et sociable, et si je n’évitais pas à proprement parler mes condisciples assez pitoyables, c’étaient eux qui, la plupart du temps, m’évitaient. Je vécus mon adolescence comme un chien de berger au milieu d’un troupeau de moutons sales et bêtes. Depuis, j’avais beaucoup appris. Par exemple, même si à seize ans j’avais presque tout pigé – à savoir qu’il n’y a rien à attendre des gens –, j’avais compris depuis qu’il vaut mieux garder ce genre de vérité pour soi.

Mon seizième anniversaire fut donc célébré sobrement. Doris, ma mère adoptive, venait de mourir d’un cancer. Mais ma sœur Deborah m’avait préparé un gâteau et Harry m’avait offert une nouvelle canne à pêche. Je soufflai les bougies, nous mangeâmes le gâteau, puis Harry m’emmena dans le jardin à l’arrière de notre modeste maison de Coconut Grove. Il s’assit à la table en bois de séquoia qu’il avait construite lui-même près du barbecue en brique et me fit signe de m’asseoir aussi.

— Alors, Dex, commença-t-il. Seize ans. Tu es presque un homme.

Je n’étais pas sûr de comprendre le sens de ses paroles – moi ? un homme ? c’est-à-dire un être humain ? - si bien que je ne savais pas quel genre de réponse il attendait. Mais, en revanche, je savais qu’il valait mieux éviter de faire le malin avec Harry, alors je me contentai de hocher la tête. Et il me soumit aux rayons X de son regard bleu.