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— Est-ce que les filles t’intéressent ? me demanda-t-il.

— Euh… Pour quoi faire ?

— Les embrasser. Les tripoter. Le sexe, quoi.

Ma tête se mit à tourbillonner à cette pensée comme si un pied froid et sombre était en train de frapper l’intérieur de mon crâne.

— Non, euh, non. Je, euh… répondis-je, si jeune et déjà si éloquent. Pas de cette façon-là.

Harry hocha la tête, ne semblant pas surpris.

— Les garçons non plus, dit-il, et je fis non de la tête. Harry regarda la table, puis de nouveau la maison. Pour mes seize ans, mon père m’a emmené voir une pute. Il secoua la tête et un sourire imperceptible se dessina sur son visage. J’ai mis dix ans à m’en remettre.

Je ne trouvai absolument rien à répondre. La question du sexe m’était absolument étrangère, et l’idée de payer pour ça, afin d’en faire cadeau à son fils, et quand pour couronner le tout ce fils était Harry… non, vraiment. C’en était trop. Je regardai Harry avec un léger sentiment de panique et il sourit.

— Non, dit-il. Je n’allais pas te le proposer. J’imagine que tu tireras beaucoup plus de satisfaction de cette canne à pêche. Il secoua la tête lentement et regarda au loin, par-delà la table de pique-nique et le jardin, du côté de la rue. Ou d’un couteau bien effilé.

— Oui, répondis-je, en m’efforçant de ne pas laisser transparaître mon impatience.

— Non, reprit-il. Nous savons tous les deux de quoi tu as envie. Mais tu n’es pas prêt.

Depuis le jour où Harry m’avait parlé pour la première fois de ce que j’étais, lors d’une nuit de camping mémorable quelques années auparavant, nous avions entrepris de me préparer. Ou, selon les termes de Harry, de me “recadrer”. Le jeune humain artificiel un peu bêta que j’étais mourait d’impatience de se lancer dans sa joyeuse carrière. Mais Harry me retenait car Harry savait toujours mieux que personne.

— Je serai prudent, remarquai-je.

— Mais pas parfait. Il y a des règles, Dexter. Il faut qu’il y en ait. C’est ce qui te différencie des autres.

— Ne pas se faire remarquer. Tout nettoyer, ne prendre aucun risque, euh…

Harry secoua la tête.

— Plus important encore. Tu dois être sûr, avant de commencer, que la personne le mérite vraiment. Tu ne peux pas imaginer le nombre de fois où j’ai su qu’un type était coupable et où j’ai dû le laisser filer. Voir le salaud qui te regarde avec un petit sourire narquois, et tu sais autant que lui que c’est un criminel, mais tu es obligé de lui ouvrir la porte et de le laisser partir…

Il serra les mâchoires et frappa légèrement du poing sur la table.

— Ce ne sera pas pareil pour toi. Mais… il faut que tu sois sûr. Absolument sûr, Dexter. Et même si tu n’as aucun doute…

Il leva la main en l’air, la paume tournée vers moi.

— Trouve une preuve. Pas de celles qu’on demanderait au tribunal, Dieu merci.

Il eut un petit rire amer.

— Tu n’arriverais à rien sinon. Mais tu dois avoir une preuve. C’est la chose la plus importante.

Il tapota la table du doigt.

— Tu dois avoir une preuve. Mais même dans ce cas-là…

Il s’interrompit, paraissant hésiter, ce qui ne lui ressemblait pas ; j’attendis, sachant qu’il s’apprêtait à dire quelque chose de difficile.

— Parfois, même quand tu as une preuve, tu dois les laisser filer. Même si tu penses qu’ils le méritent vraiment. S’ils sont… un peu trop voyants, par exemple. Si cela risque d’attirer trop l’attention, laisse tomber.

* * *

Et voilà. Comme toujours, Harry avait la réponse pour moi. Chaque fois que je doutais, je pouvais l’entendre chuchoter à mon oreille. J’étais sûr, concernant Doakes, mais je n’avais aucune preuve qu’il n’était rien d’autre qu’un flic à cran et méfiant, et s’il y avait bien quelque chose qui révoltait les habitants de la ville, c’était de voir un flic découpé en morceaux. Après la mort prématurée de l’inspecteur LaGuerta, la hiérarchie risquait de mal le prendre si un second flic subissait le même sort.

Elle avait beau être nécessaire, l’élimination de Doakes était donc absolument proscrite. Je pouvais regarder par ma fenêtre la Taurus bordeaux garée sous un arbre, mais je ne pouvais rien faire, à part espérer qu’une autre solution surgisse d’elle-même : par exemple, un piano qui lui tomberait dessus. C’était bien fâcheux, mais il ne me restait plus qu’à compter sur la chance.

Cependant, il n’y avait plus de chance en réserve ce jour-là pour ce pauvre Dexter Dépité, et depuis quelque temps une tragique pénurie de pianos tombés du ciel sévissait à Miami. Je me retrouvais donc dans ma triste masure à arpenter les pièces, frustré, et chaque fois qu’en passant je jetais un coup d’œil par la fenêtre, j’apercevais la Taurus garée en face. Le souvenir de ce que j’avais si joyeusement envisagé de faire à peine une heure auparavant martelait mon cerveau. Est-ce que Dexter peut venir jouer avec moi ? Hélas, non, cher Passager Noir. Dexter se repose.

Il y avait tout de même quelque chose de constructif à faire, cloîtré dans mon appartement. Je sortis le morceau de papier froissé que j’avais trouvé sur le bateau de MacGregor et le lissai de la main ; j’en eus les doigts tout collants car le rouleau de ruban adhésif y avait déposé une pellicule poisseuse. “REIKER” et un numéro de téléphone. Plus que suffisant pour consulter l’un de ces annuaires inversé auxquels j’avais accès depuis mon ordinateur, et en quelques minutes j’eus les renseignements que je cherchais.

Le numéro était celui d’un téléphone portable, qui appartenait à un certain Mr. Steve Reiker résidant dans Tigertail Avenue à Coconut Grove. Quelques recherches supplémentaires m’apprirent que Mr. Reiker était un photographe professionnel. Certes, il pouvait s’agir d’une coïncidence. Je suis sûr qu’il existe à travers le monde plein de Reiker qui sont photographes. Je consultai les pages jaunes et découvris que ce Reiker en question avait une spécialité. Il bénéficiait d’une publicité sur un quart de page qui annonçait : “GARDEZ-LES EN MEMOIRE TELS QU’ILS SONT AUJOURD’HUI”.

Reiker était spécialisé dans les photos d’enfants.

Il n’y avait plus de coïncidence qui tenait.

Le passager Noir s’ébroua puis émit un petit gloussement d’anticipation, et je me surpris à planifier une promenade vers Tigertail afin de repérer les lieux. D’ailleurs, ce n’était pas tellement loin. Je pouvais très bien d’un coup de voiture…

Oui, et le sergent Doakes serait ravi d’avoir ainsi l’occasion de me filer. Excellente idée, vieux. Cela lui éviterait la partie la plus fastidieuse du travail d’enquête quand Reiker finirait par disparaître un jour. Il pourrait s’épargner tout un tas de démarches pénibles et venir directement me cueillir.

Mais à ce rythme, quand Reiker pourrait-il disparaître ? C’était terriblement frustrant d’avoir un but si louable et d’être entravé de la sorte. Au bout de plusieurs heures, Doakes était toujours garé de l’autre côté de la rue, et Dexter toujours enfermé chez moi. Que faire ? L’aspect positif de l’histoire, c’est que Doakes, selon toute vraisemblance, n’avait rien vu qui le pousse à engager une autre action que cette surveillance. Mais la liste des aspects négatifs était longue, le premier étant que s’il continuait à me suivre ainsi, je serais condamné à incarner à jamais le personnage du rat de labo débonnaire et à ne connaître rien de plus meurtrier que l’heure de pointe sur Palmetto Expressway. Ce serait intenable. Je sentais une grosse pression, qui provenait non seulement du Passager Noir mais aussi du temps. Avant qu’il ne soit trop tard, il me fallait trouver une preuve que Reiker était bien la personne qui avait pris les photos de MacGregor et, si tel était le cas, avoir une profonde et pénétrante discussion avec lui. S’il apprenait que MacGregor avait payé tribut à la nature, il décamperait certainement au plus vite. Et si mes collègues de la police s’en apercevaient, la situation pourrait devenir fort inconfortable pour le très Distingué Dexter.