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Mais Doakes, semblait-il, n’avait pas l’intention de lever le camp et pour l’instant je ne pouvais rien y changer. C’était terriblement frustrant d’imaginer ce Reiker en train de déambuler dans la ville au lieu de le voir se démener contre le ruban adhésif. Homicidus interruptus. Un faible gémissement et un grincement de dents mental me parvinrent du Passager Noir, et je savais exactement ce qu’il ressentait, mais je ne voyais d’autre solution que de faire les cent pas dans mon salon. Et encore, cela ne me serait pas d’un grand secours : si je continuais, j’allais finir par trouer la moquette et je ne récupérerais jamais ma caution pour l’appartement.

Mon instinct m’enjoignait de tenter quelque chose qui désorienterait complètement Doakes, même si c’était un bon limier. Je ne voyais qu’une façon de détourner sa truffe frémissante de ma trace. Je pouvais peut-être parvenir à user sa patience en attendant mon heure, en étant si impitoyablement normal pendant quelque temps qu’il serait obligé d’abandonner et de retourner à son vrai boulot, qui était d’arrêter les authentiques criminels qui peuplaient les bas-fonds de notre Belle Ville. En ce moment même, ils devaient être occupés à se garer en double file, à jeter leurs détritus par terre, à menacer de voter démocrate aux prochaines élections… Comment Doakes pouvait-il perdre son temps avec ce bon vieux Dexter et son hobby inoffensif ?

Très bien. J’allais me comporter de manière si incroyablement banale qu’il en deviendrait dingue. Cela prendrait peut-être des semaines, mais j’y arriverais. J’allais vivre à fond la vie synthétique que je m’étais créée dans le but de paraître humain. Et étant donné que les êtres humains sont en général gouvernés par le sexe, je commencerais par rendre visite à ma petite amie Rita.

Le terme « petite amie » est une expression curieuse, surtout concernant des adultes. Dans la pratique, c’est un concept encore plus curieux. De façon générale, le terme désigne une femme, et non une gamine comme « petite » pourrait le suggérer, disposée à avoir des rapports sexuels, et non une relation d’amitié, avec un homme. De fait, d’après ce que j’ai pu observer, il est fort possible d’éprouver de l’antipathie pour sa petite « amie » — la véritable haine, bien sûr, étant réservée au mariage. J’avais été incapable jusqu’à présent de déterminer ce que les femmes, en retour, attendent d’un petit ami, mais apparemment je donnais entière satisfaction en ce qui concernait Rita. Ce n’était en aucun cas le sexe, qui m’intéresse autant que de calculer le déficit de la balance commerciale.

Par chance, Rita ne s’intéressait pas non plus au sexe, ou à peine. Elle se remettait d’un mariage désastreux qu’elle avait contracté très jeune avec un homme dont l’idée du plaisir, assez vite, s’avéra être fumer du crack et battre sa femme. Puis il diversifia ses activités et lui refila plusieurs maladies incroyables. Mais, une nuit, lorsqu’il s’attaqua aux enfants, l’indéfectible loyauté de Rita vola en éclats. Elle prit congé du salaud puis, avec joie, le fit mettre en prison.

En raison de ce passé mouvementé, elle s’était mis en quête d’un gentleman aimant simplement la compagnie et la conversation ; quelqu’un qui n’avait pas besoin de satisfaire les pulsions animales d’une passion abjecte. Un homme, autrement dit, qui l’apprécierait pour ses qualités intrinsèques et non pour sa disposition à se plier à des acrobaties indécentes. Ecce Dexter. Durant deux ans, Rita avait donc été mon déguisement idéal, un ingrédient essentiel du personnage Dexter. Et en échange, je ne l’avais pas battue, ne lui avais refilé aucune maladie, ne lui infligeais pas un amour bestial, et elle avait plutôt l’air d’apprécier ma compagnie.

En prime, je m’étais passablement attaché à ses enfants, Astor et Cody. Une réaction étrange peut-être, mais sincère, je vous l’assure. Si tous les habitants de la terre venaient mystérieusement à disparaître, j’en ressentirais une forte irritation parce qu’il n’y aurait plus personne pour me faire des doughnuts. Mais les enfants m’importent et, même, je tiens à eux. Ceux de Rita avaient eu une petite enfance traumatisante et, peut-être parce qu’il en avait été de même pour moi, j’éprouvais de l’affection pour eux, un intérêt qui dépassait la nécessité de conserver mon déguisement avec Rita.

Mis à part le bonus que représentaient ses enfants, Rita elle-même était tout à fait sortable. Elle avait de jolis cheveux blonds coupés court, un corps fin et musclé, et il était rare qu’elle dise des choses vraiment stupides. Je pouvais me montrer en public avec elle et je savais que nous avions l’air d’un couple humain plutôt bien assorti ; ce qui était le but, d’ailleurs. Les gens allaient jusqu’à dire que nous formions un couple charmant, mais je n’ai jamais trop su ce qu’ils entendaient par là. J’imagine que Rita me trouvait attirant, pour une raison que j’ignore, même si son expérience des hommes ne rendait pas forcément ce jugement très flatteur. Quoi qu’il en soit, je suis toujours content de fréquenter quelqu’un qui me trouve formidable. Cela ne fait que confirmer la piètre opinion que j’ai des gens.

Je jetai un coup d’œil à l’horloge sur ma table. 17 h 32 : d’ici un quart d’heure, Rita serait rentrée du bureau, l’agence Fairchild Title, où elle effectuait des opérations très compliquées avec des fractions et des pourcentages. Le temps que j’arrive chez elle, elle serait là.

Arborant mon joyeux sourire synthétique, je quittai mon appartement, fis au passage un signe de la main à Doakes et, reprenant la voiture, m’acheminai vers la modeste maison de Rita dans South Miami. La circulation ne fut pas si mauvaise, c’est-à-dire qu’il n’y eut ni accident mortel ni fusillade et, moins de vingt minutes plus tard, je stoppais la voiture devant le petit pavillon de Rita. Le sergent Doakes continua jusqu’au bout de la rue et, au moment où je frappais à la porte, il vint se garer en face de la maison.

La porte s’ouvrit et Rita apparut, l’air interrogateur.

— Oh ! fit-elle. Dexter.

— En personne, répondis-je. Je passais dans le coin et je me suis demandé si tu étais rentrée.

— Oui, je… je rentre à la minute. Je dois avoir une tête horrible. Euh… entre. Je peux t’offrir une bière ?

Une bière. Quelle idée. Je n’en bois absolument jamais. Et pourtant ça avait un côté si normal, ça cadrait si bien avec la « visite à la petite amie après le boulot » que même Doakes serait impressionné. C’était mon accessoire ultime.

— Oui, avec plaisir, répondis-je, et je la suivis aussitôt jusqu’au salon où il faisait un peu moins chaud qu’au-dehors.

— Assieds-toi. Je vais juste me rafraîchir un peu, me dit-elle en souriant. Les enfants sont dans le jardin, mais je suis sûre qu’ils rappliqueront dès qu’ils sauront que tu es là.

Et elle disparut prestement au fond du couloir avant de revenir quelques secondes plus tard avec une cannette de bière.

— J’en ai pour un instant, dit-elle, et elle se dirigea vers sa chambre à l’arrière de la maison.