— Quel genre ?
— Tout ce qu’il y a de plus banal. Sasha.com. Un site moyen pour cadres moyens.
Un tel réseau ne cadrait pas avec le profil de l’escort écumant le huitième arrondissement et ses rupins.
— Qui dirige le site ?
— Une dénommée Sasha. En réalité Véronique Artois. Plusieurs faillites commerciales avant de se lancer dans l’arrangement de rancards. Au moment où on parle, Fiton et Cernois l’interrogent.
Elle changea de cap :
— Parle-moi d’Arnaud Chaplain.
— J’ai cru que t’allais jamais me le demander.
Il plongea sa main dans son manteau. Ce seul geste fit sursauter Anaïs. L’homme suintait une violence, une brutalité animales, même s’il avait l’air d’un con avec ses mèches dans les narines. Il extirpa un dossier plié en deux et le posa sur ses genoux, le lissant de l’avant-bras. Anaïs découvrit, sans surprise, le portrait agrafé sur la couverture.
— Arnaud Chaplain, commenta Solinas. Gueule connue, air différent. Soi-disant dessinateur publicitaire et peintre abstrait à ses heures.
— Pourquoi soi-disant ?
— On a pris de vitesse les mecs de la Crim. On a le dossier que Chaplain a fourni à l’agence immobilière du loft en mai 2009. Tout est faux.
— Où trouvait-il son fric ?
— J’ai mis des gars sur le coup. Dépôts de cash à la banque. Jamais un chèque, ni dans un sens ni dans un autre. Ça pue la combine à plein nez.
Anaïs ouvrit le dossier et découvrit d’autres photos. Des documents administratifs. Mais aussi des plans volés aux vidéos de sécurité du quartier de la rue de la Roquette. Janusz ne ressemblait plus à un psychiatre négligé, ni à un clochard, ni à un peintre fou. Ni même à celui qui l’avait visitée à Fleury.
Sur une des images, la boucle de sa ceinture scintillait comme une étoile de shérif.
— Il est innocent, répéta-t-elle. Il faut le protéger.
— Les cerbères de tout à l’heure auront sa peau.
— Pas si nous l’arrêtons avant. Notre monnaie d’échange, c’est notre dossier. Une fois Janusz à l’abri, on les menacera de tout révéler aux médias.
— Tu viens de me dire qu’on pouvait rien faire contre ces mecs.
— Personne n’aime ce genre de menaces. Et si on parvient à retrouver le vrai meurtrier, alors la balance penchera du bon côté.
— A priori, Janusz a tout de même buté deux des leurs.
— Pour sauver sa peau. Dommage collatéral. C’est une logique que des officiers peuvent comprendre.
Solinas ne répondit pas. Peut-être voyait-il l’opportunité lointaine, en arrêtant le meurtrier, de gagner tout de même du galon.
— Ça ne me dit toujours pas pourquoi tu nous as faussé compagnie cet après-midi.
Il n’était plus temps de jouer aux cachottières. En quelques mots, elle expliqua la piste des daguerréotypes. Le fragment de miroir vaporisé d’iode aux pieds d’Icare. L’hypothèse d’un tueur photographe. La méthode spécifique, vieille de cent cinquante ans, et les 40 artisans pratiquant encore cette technique dans toute la France.
— C’est : « Anaïs et les quarante branleurs ».
— Je dois finir ce que j’ai commencé. Je visiterai les 20 daguerréotypistes d’Île-de-France. Je vérifierai leurs alibis pour les périodes supposées des meurtres. Après, on verra.
Solinas se racla la gorge et rajusta sa veste, plus calme. L’énergie de sa petite collègue le rassérénait.
— Tu me déposes à la boîte ?
— Non, désolée. Pas le temps. Appelle une bagnole de service. Ou un taxi. Si je mouline toute la nuit, j’aurai fini d’exploiter ma liste demain en milieu de journée.
Le commissaire sourit et considéra son paysage immédiat : les grilles du Jardin des Plantes, le boulevard de l’Hôpital et son trafic saturé, la gare d’Austerlitz, toute rénovée, qui ressemblait à un décor de stuc.
Il finit par ouvrir la portière et lui fit un clin d’œil :
— Ton tocard, tu l’as dans la peau, hein ?
134
Maintenant, Kubiela avait les idées claires.
À la lueur de l’ampoule de sa chambre (il avait fermé les volets), il analysait les documents médicaux de l’enveloppe Kraft. Les noms. Les chiffres. Les dates. Il pouvait reconstituer ce qui s’était réellement passé durant la grossesse de Francyzska. Il le pouvait d’autant mieux qu’il maîtrisait parfaitement le sujet de la gémellité.
Jumeaux monozygotes. Deux fœtus, un seul placenta. Nés de la même cellule, leur patrimoine génétique est rigoureusement identique. Dans le ventre de la mère, ils sont seulement séparés par une fine membrane. Leur contact est permanent. Ils se touchent, se poussent, se regardent. Chacun devient un champ d’exploration pour l’autre. Peu à peu, une connexion cérébrale particulière se met en place. Ils sont deux et en même temps, ils sont « un ». À partir du quatrième mois, les cinq sens fonctionnent. Les sensations, les émotions naissent. Les jumeaux les partagent. Chaque fœtus devient la source et la résonance de l’autre.
Habituellement, le principe fondateur de ce lien est l’amour.
Pour les Kubiela, la haine.
Dès le troisième mois, les fœtus avaient manifesté une différence de comportement. L’un se tenait prostré. L’autre s’étirait, s’agitait, gagnait de l’espace. Au quatrième mois, le premier se cachait le visage entre les mains. Le second frappait des poings et des pieds la paroi qui le séparait de son double. Au cinquième mois, ces disparités avaient été relayées, et comme incarnées, par le problème alimentaire.
Comme dans le cauchemar de Kubiela, les gynécologues avaient averti les parents. Il fallait choisir. Laisser faire la nature ou au contraire éliminer le dominant pour sauver le dominé. Le ventre de Francyzska Kubiela était devenu le lieu d’une lutte à mort.
Les parents n’avaient pas hésité. Un premier compte rendu évoquait l’hypothèse d’une réduction embryonnaire en juillet 1971. Selon une lettre manuscrite du gynécologue traitant, Francyzska, Polonaise très pieuse, envisageait son enfant dominant comme un être diabolique doté de pouvoirs paranormaux. Son hyperactivité n’avait qu’un but : tuer son frère. C’était un être hostile, méchant, vicieux qui ne voulait pas partager son refuge.
Kubiela lisait entre les lignes. La santé mentale de Francyzska se dégradait chaque jour davantage. La perspective de l’intervention n’avait pas dû arranger les choses, même s’il s’agissait pour elle d’éliminer le mal incarné. Comme toujours, les termes médicaux jetaient un voile pudique sur la réalité des choses. Ce qu’on appelle une réduction embryonnaire consiste, ni plus ni moins, à tuer un fœtus pour en sauver un ou plusieurs autres (dans le cas de triplés par exemple).
Après la première lettre envisageant cette solution, le dossier s’arrêtait net. Plus un seul bilan, une seule échographie ni le moindre rapport. Les Polonais avaient-ils effacé toute trace de l’acte ? Kubiela avait une autre explication. La réduction n’avait jamais eu lieu. La situation intra-utérine avait évolué. L’alimentation des fœtus s’était rééquilibrée naturellement.
La double grossesse avait été conduite à son terme.
Deux enfants étaient nés le 18 novembre 1971.
Mais pour Francyzska, le jumeau dominant demeurait le « fils du diable ». Elle n’avait pas voulu l’élever ni le garder auprès d’elle. Andrzej s’était chargé de le placer, de l’écarter, de le faire disparaître.