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— C’est bon. Vous pouvez me laisser maintenant.

— Non. Je dois vous accompagner. Il y a des consignes. (Elle sourit pour atténuer sa conclusion :) Elle est dangereuse.

— Je suis de taille à me défendre.

— Dangereuse pour elle-même. On sait jamais comment elle va réagir.

— Alors, restez là. En cas de problème, vous pourrez intervenir.

L’infirmière croisa les bras, position sentinelle. Kubiela poursuivit sa route. Il s’attendait à un spectre livide, aux traits émaciés, la peau sur les os. Sa mère était bouffie. Joues, bajoues, paupières : tout paraissait gonflé de mauvaise graisse. Un effet secondaire des cachets et des injections. Il nota aussi des signes de syndrome extrapyramidal, spécifiques aux prises de neuroleptiques : membres en tuyaux de plomb, doigts tremblants…

Francyzska fumait une cigarette, la main près de la bouche, le visage crispé par une espèce de colère amorphe. La peau était brouillée par des taches sombres. Ses cheveux raides mangeaient son visage porcin. Elle tenait son paquet et son briquet dans sa main libre.

— Maman ?

Aucune réaction. Un pas encore. Il répéta son appel. Ce mot lui donnait l’impression de cracher une lame de rasoir. Enfin, Francyzska tourna les yeux dans sa direction. Sans bouger la tête. À la manière d’une possédée.

Kubiela s’assit à son côté sur le banc :

— Maman, c’est moi : François.

Elle l’observa. Son visage se contracta un peu plus, puis elle hocha la tête avec lenteur. Peu à peu, autre chose se dessina. L’effroi sur ses traits. Avec difficulté, elle croisa les bras et les serra sur son ventre. Ses lèvres frémirent. Kubiela sentit des picotements sur sa peau. Il espérait des confidences. Il allait avoir droit aux électrochocs.

— Co chcesz ?

— S’il te plaît, parle français.

— Qu’est-ce que tu veux ?

La voix était hostile. Raclant dans les graves comme un moteur qui n’aurait pas tourné depuis longtemps. Ses lèvres minces coupaient ses chairs boursouflées à la manière de pointes de ciseaux.

— Je veux te parler de mon frère.

Elle serra plus fortement son ventre. Il imagina : l’utérus qui les avait portés, lui et son jumeau noir. Un lieu de haine et de menace. Un ventre qui n’était plus aujourd’hui qu’un gargouillis torturé par les médocs.

— Quel frère ? fit-elle en allumant une clope avec le mégot de la précédente.

— Celui qui est né avec moi.

— T’as pas de frère. J’l’ai tué à temps.

Kubiela se pencha — malgré le vent et le grand air, il pouvait sentir la puanteur de la femme. Sueur sèche, relents d’urine, de liniment.

— J’ai lu ton dossier médical.

— Te tuer. Il voulait te tuer. Je t’ai sauvé.

— Non, maman, dit-il doucement. L’opération n’a jamais eu lieu. La réduction embryonnaire n’était plus utile, mais je ne sais pas pourquoi. Je n’ai trouvé aucun document à ce sujet.

Pas de réponse.

— Je suis allé dans ta maison, insista-t-il. Impasse Jean-Jaurès, à Pantin, tu te souviens ? J’ai trouvé les échographies, les bilans, les rapports. Mais rien sur l’accouchement. Il n’y avait même pas d’actes de naissance. Qu’est-ce qui s’est passé au juste ?

Pas un mot. Pas un geste.

— Réponds-moi ! fit-il plus fort. Pourquoi mon frère a survécu ?

Francyzska Kubiela ne bougeait toujours pas, pétrifiée dans son anorak gonflé comme un pneu. De temps à autre, ses doigts se portaient à ses lèvres et elle tirait une taffe rapide, furtive.

— Raconte-moi, maman. Je t’en prie…

La Polonaise restait de marbre, les yeux fixes, regardant droit devant elle. Avec un temps de retard, il se rendit compte qu’il manquait à tous ses devoirs. Il ne lui parlait pas en psychiatre raisonné mais en fils indigné. Il tentait d’entrer dans son cerveau par effraction, sans même frapper ni s’annoncer. Il n’avait pas dit un mot sur son absence d’une année. Pas un mot non plus sur les raisons qui lui faisaient ressortir le passé avec cette brutalité.

— Raconte-moi, maman, répéta-t-il plus calmement. Le 18 novembre 1971, je suis né dans une clinique de Pantin. Je n’étais pas seul. Mais tu as refusé d’élever mon frère. Il a grandi de son côté, loin de nous, souffrant sans doute de cet abandon, de cette solitude… Où est-il aujourd’hui ? Je dois lui parler.

Un coup de vent, et la puanteur de la femme le gifla en pleine face. Le froid et le soleil s’associaient pour accroître ce fumet abject. Francyzska rôtissait au soleil.

— Mon frère est de retour, chuchota-t-il, à quelques centimètres de ses cheveux gras. Il se venge de moi. Il se venge de nous. Il tue des clochards et tente de me faire accuser. Il…

Kubiela stoppa son discours. La schizophrène ne l’écoutait pas. Ou ne le comprenait pas. Toujours le même regard fixe. Les taffes à la dérobée. Ce n’était pas ici qu’il obtiendrait des réponses.

Il se leva, mais s’arrêta net. Une main s’enfonçait dans son bras. Il baissa les yeux. Francyzska avait lâché son briquet. Ses doigts étaient devenus des serres de glace, agrippées à sa manche. Kubiela attrapa la main crochue. Il parvint à la décoller du tissu, comme il aurait fait avec le membre pétrifié d’une morte.

La femme riait maintenant. Elle était prise d’un fou rire flûté mais irrésistible, qui sifflait entre ses joues flasques.

— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ?

Elle rit encore, puis s’arrêta brusquement pour tirer sur sa cigarette par brèves bouffées, comme s’il s’agissait d’un masque à oxygène.

— Bon sang mais explique-toi !

— Frère jumeau est né, dit-elle enfin. En même temps que toi. Mais il était mort ! On l’avait tué trois mois avant. Avec longue, longue, longue aiguille… Psia krew ! (Elle empoigna de nouveau son abdomen dans une attitude outrancière.) J’ai gardé diable mort dans mon ventre… Il pourrissait, il empoisonnait mes eaux… Il t’empoisonnait, toi…

Kubiela s’effondra sur le banc.

— Qu’est-ce… qu’est-ce que tu racontes ?

Il tremblait sur place. Il avait l’impression que des vaisseaux sanguins lui pétaient à la surface des tempes.

— Vérité, murmura Francyzska entre deux taffes.

Elle essuya posément ses yeux. Ses larmes de rire.

— On l’a tué, kotek. Mais on n’a pas pu le sortir avant accouchement. Trop risqué pour toi. Alors, son esprit est resté là. (Elle serra son ventre.) Il t’a contaminé, moj syn…

Elle alluma encore une cigarette avec la précédente, puis fit un signe de croix.

— Il t’a contaminé, répéta-t-elle. M’a contaminée aussi…

Elle observait l’extrémité incandescente de sa cigarette. Souffla dessus comme un artificier attise sa mèche de dynamite.

— Aujourd’hui toujours dans mon ventre… Je dois le purifier…

Elle ouvrit sa doudoune. Elle portait dessous une chemise de nuit douteuse. D’un geste, elle releva le tissu. Sa peau était constellée de brûlures et de scarifications en forme de croix chrétienne.

Le temps que Kubiela comprenne, l’infirmière se précipitait. Trop tard. La femme avait écrasé sa cigarette sur sa chair grise, en murmurant une prière en polonais.

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— Chaque daguerréotype est une œuvre d’art unique. Il est non reproductible, vous comprenez ? Quand vous glissez la plaque dans la chambre, il n’y a pas de deuxième chance !