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— Tenez-la, nom de Dieu !

Les infirmières saisissent les bras de la patiente, appuient fermement ses épaules, aidées par le troisième homme. Le toubib, front brillant de sueur, poursuit la ponction — il est près maintenant d’atteindre le thorax du fœtus.

C’est une question de millimètres…

— Elle te commande, la foi des Saints Apôtres Pierre et Paul

La pointe va toucher le corps. À cet instant précis, le fœtus tourne la tête et fixe les médecins de ses yeux énormes. Ses poings partent en tout sens, cognant la paroi de l’utérus.

— IL TE COMMANDE LE SANG DES MARTYRS ! ZMILUJ SIE ZA NAMI !

Francyzska se cambre d’un coup, surprenant l’obstétricien. L’aiguille déchire la paroi intra-utérine qui sépare les jumeaux et atteint le deuxième fœtus, blotti, immobile, cible parfaite pour le poison.

— MERDE !

Il arrache sa seringue mais il est trop tard. L’injection a touché le cœur du jumeau. La femme prie toujours, salivant, crachant, sanglotant. Elle a joint ses deux mains au-dessus de son ventre.

À l’écran, le jumeau survivant paraît sourire.

Le mal a gagné…

Kubiela se réveilla en sursaut. Durant quelques secondes, il eut la sensation d’être totalement perdu. En chute libre dans un lieu sans contour, sans définition. Puis l’adrénaline lui rendit sa lucidité. Sensation contradictoire. Clairvoyance et confusion mêlées.

— Ça ne s’est pas passé comme ça, murmura-t-il.

Il arracha l’eye-pillow qui lui masquait les yeux. L’éclat du projecteur lui tira un cri douloureux. Par réflexe, il serra les poings sur ses orbites. Impossible d’ouvrir les yeux. Lumière trop blanche…

Ça ne s’est pas passé comme ça. Il le savait. Il était médecin. Tout d’abord, une patiente aussi nerveuse aurait subi d’office une anesthésie générale. Ensuite, les antispasmodiques prescrits avant l’opération auraient plongé l’utérus dans une léthargie complète. Enfin, on anesthésiait toujours le fœtus avant la réduction. Impossible d’imaginer qu’il s’agite comme dans le rêve.

Encore moins qu’il tourne la tête vers l’écran.

Lentement, il baissa les mains et affronta la lumière. En plissant les paupières, il distingua les contours de la chambre, le halo agressif du projecteur. Au fond de cette violence, il vit le caméscope sur son pied.

Alors, tout lui revint.

Le cauchemar n’était rien. Ce qui comptait, c’était ce qu’il avait pu faire pendant son sommeil. Le soupçon d’une double vie. Sa volonté de s’enfermer dans cette chambre. La caméra mise en route avant de s’endormir, afin de surprendre l’autre. Un pur délire.

À cet instant, il remarqua que la pluie pénétrait dans la chambre. Les rapports médicaux, les échographies et autres enveloppes étaient dispersés sur le sol, voletant à chaque bourrasque, maculés de sciure et de plâtre. Impossible.

Il avait barricadé les ouvertures avec des planches.

Il avait scellé la boîte de Pandore.

Il tourna la tête. La première fenêtre sur sa gauche était ouverte, ses battants claquaient au vent. Par terre, les planches étaient brisées, arrachées, éparses. Comme si une bête sauvage — un loup-garou — avait tout arraché à mains nues.

Kubiela n’y croyait pas. Il se leva pour vérifier la caméra. Il se pétrifia à mi-mouvement. Il était couvert de sang. Un sang à peine sec, qui poissait les plis de sa chemise. Il releva les pans de tissu. Se palpa. Pas de blessure. Aucune trace de plaie.

C’était le sang d’un autre.

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Il arracha la caméra de son support et, s’y reprenant à plusieurs fois, la mit en position « lecture », notant au passage que ses mains n’étaient pas tachées de sang. Ce détail le rassura vaguement. Il cherchait au fond de son cerveau une lueur, un indice, un souvenir. Rien.

Lecture rapide. Le début était comique. Il se couchait sur le plancher, avec des gestes mécaniques et accélérés, puis s’endormait, disparaissant sous la couette blanche. Ensuite, l’immobilité de la scène donnait l’impression d’un arrêt sur image. Mais non. De temps à autre, Kubiela sursautait, se tournait, changeait de position.

Mais il ne se réveillait pas.

Il vérifia le compteur numérique. Il en était à 94 minutes et rien ne se passait. À la 102e minute, des feuilles, des clichés médicaux entré dans le champ de la caméra. Le vent. Quelqu’un était dans la pièce. Kubiela stoppa la lecture rapide et remonta de quelques secondes. On ne voyait rien mais on percevait, côté son, les coups portés à la fenêtre — bris de verre — puis aux planches — bruits du bois rompu, arraché, propulsé à l’intérieur de la pièce.

Tout se passait hors champ. Par réflexe, il bougea la caméra comme si ce mouvement avait pu modifier le cadre de vision.

À cet instant, une main gantée apparut.

Puis plus rien.

Image noire.

L’intrus avait stoppé le film à la 105e minute. Kubiela appuya de nouveau sur l’avance rapide au cas où la main mystérieuse aurait remis en marche l’enregistrement. Non. Il leva les yeux et fut presque surpris de ne pas découvrir son propre corps devant lui, à l’endroit où il avait dormi.

Qui était entré dans la chambre ?

Qui connaissait cette planque ?

Il éteignit le projecteur et alluma l’ampoule, moins forte. Il ferma la fenêtre. Ses membres lui obéissaient avec difficulté. Il était brisé de courbatures. Tout ça était terrifiant, et en même temps rassurant. S’il y avait un autre homme, peut-être n’était-il pas le tueur. Peut-être existait-il encore une autre explication…

Kubiela était tellement plongé dans ses réflexions qu’il réalisa avec un temps de retard qu’une sonnerie résonnait dans la pièce. Il avait coupé son portable et cette mélodie lui était inconnue.

Il lâcha la caméra et se mit en quête du téléphone, piétinant les comptes rendus, les photos et les images plastifiées dans la sciure humide.

Enfin, il aperçut un mobile posé par terre, près du tapis de sol.

— Allô ?

— Écoute-moi attentivement.

— Qui êtes-vous ?

— Écoute-moi, je te dis. Regarde par la fenêtre.

Kubiela se pencha vers le châssis brisé. Le vent de la nuit était puissant. La pluie le cingla au visage. Détail anormal : la chaleur. L’air du dehors était tiède. Rien à voir avec la température de la journée.

— Il y a une A5, stationnée devant ton portail.

Kubiela distingua la carrosserie noire. Un bloc de laque sous la pluie. Il renonça à se poser la moindre question. Peut-être rêvait-il encore ?

— Les clés sont sur le contact. Tu démarres et tu me rejoins.

— Où ?

— À La Rochelle.

Kubiela ne pouvait plus répondre. Les muscles de sa gorge étaient bloqués. Ses neurones formaient un kaléidoscope luminescent. Des formes, des arabesques de verre coloré, mais rien de cohérent. Pas une seule pensée intelligible.

Enfin, il parvint à articuler :

— Pourquoi je ferais ça ?

— Pour elle.

Soudain, des gémissements. Des cris étouffés. Une bouche bâillonnée. Le sang sur sa chemise.

— C’est qui ?

— Je l’appelle Eurydice. Mais tu la connais sous le nom d’Anaïs. Anaïs Chatelet.

Des crissements de freins furieux hurlèrent sous son crâne. Des bruits d’hélicoptère, de fusils d’assaut, des crépitements de mort.