— Tu bluffes, fit-il en passant au tutoiement. Anaïs est en prison.
— Tu as quelques métros de retard, mon grand.
Mon grand. Il connaissait cette voix, lente et grave. Pas moyen de se souvenir où il l’avait entendue.
— Qu’est-ce que tu lui as fait ?
— Rien. Pour l’instant.
— Passe-la-moi. Je veux lui parler.
Un rire sourd. Le ronronnement d’un chat.
— Elle ne peut pas te parler. Ses lèvres brûlent.
— Salopard ! Qu’est-ce que…
— Prends la route de La Rochelle. Je te rappellerai.
— Qui es-tu, nom de Dieu ?
De nouveau, le rire doucereux :
— Je suis celui qui t’a créé.
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Sur L’A10, il ne lui fallut pas longtemps pour saisir que quelque chose dans l’atmosphère déconnait. Des bourrasques soulevaient l’A5 avec violence. Au bord des voies, les arbres se tordaient comme sous l’emprise de crampes furieuses. Une chaleur inexplicable montait dans l’habitacle. Que se passait-il ? Il était totalement seul sur la route.
Il alluma la radio.
Les premiers mots qu’il entendit furent :
— En raison de l’arrivée de la tempête Xynthia, les départements de la Charente-Maritime, de la Vendée, des Deux-Sèvres et de la Vienne sont placés en alerte rouge. Les risques sont réels. Des inondations, des coupures d’électricité, des dégâts matériels sont à prévoir. On a déjà mesuré ce soir des vents de plus de 150 kilomètre-heure et…
Kubiela serra les mains sur son volant. Il ne manquait plus que ça. Les forces célestes s’en mêlaient. Rien d’étonnant, au fond. Depuis le début, cette histoire s’écrivait sous le signe des dieux. Je suis celui qui t’a créé.
Kubiela tendit le bras et changea de station.
— On l’attendait et la voilà. Depuis le 23 février, Météo France nous parle d’une dépression située au cœur de l’Atlantique susceptible de se transformer en tempête. Le 25, le satellite Eumetsat a photographié l’évolution de cette dépression, qui se creusait de plus en plus au large de l’archipel portugais de Madère…
En guise de commentaire, sa voiture ne cessait de se cabrer, de sauter littéralement d’une voie à l’autre, soulevée par des convulsions puis aussitôt rabattue par une main invisible. Kubiela roulait à plus de 200 kilomètre-heure. Il contempla les lumières de son tableau de bord. Sa voiture était un prodige de technologie et d’ingénierie mais elle ne pesait rien face aux assauts de la nature.
— La dépression est remontée des régions subsahariennes jusqu’à devenir un cyclone extratropical déferlant le 26 février sur les îles Canaries, causant les premiers dégâts. Maintenant, Xynthia est sur le continent. La chaleur est le signal. 25 degrés en plein hiver sur la Côte basque : ce n’est pas le redoux, c’est la fin du monde !
Les commentateurs lui paraissaient s’exprimer comme des évangélistes annonçant l’Apocalypse. À moins qu’il leur prête des mots et des imprécations qu’ils ne prononçaient pas. Il était dans un tel état de nervosité que son cerveau tordait les phrases comme des métaux chauffés à blanc.
200 kilomètres à parcourir encore et il éprouvait la sensation de filer droit dans la gueule du monstre. Devait-il s’arrêter ? Se planquer au fond d’une chambre d’hôtel en attendant une accalmie ? Impossible. Le ton de la Voix se passait de commentaire. En écho, les questions revinrent lui fouetter l’esprit. Qui était le tueur ? Comment avait-il pris Anaïs en otage ? Quand était-elle sortie de prison ? Avait-elle continué son enquête et mis les pieds où il ne fallait pas ? Quel marché allait lui proposer l’assassin ? Et surtout : où avait-il déjà entendu cette Voix ?
Il dépassa Tours et s’orienta vers une station-service. L’auvent du site tremblait sur ses piliers. Les panneaux avaient été arrachés. Le long du parking, les conifères bouillonnaient à l’horizontale, frange d’écume noire et furieuse. Seules les pompes semblaient solidement plantées dans le bitume. Il avait assez d’essence pour parvenir à La Rochelle mais il voulait reprendre contact avec le monde humain.
Il s’était trompé d’adresse. Pas une voiture stationnée. Pas une silhouette dans le supermarché encore éclairé. Pilant devant les vitres qui tremblaient, il aperçut enfin quelques personnes en tenue rouge, tablier pour les femmes, combinaison pour les hommes. Ils pliaient bagage avec précipitation.
— Vous êtes malade de rouler encore ? lui demanda une femme quand il entra.
— La tempête m’a surpris sur la route.
Elle fermait sa caisse derrière le comptoir.
— Vous avez pas entendu les avertissements à la radio ? C’est l’alerte rouge.
— Je dois continuer. Je vais à La Rochelle.
— La Rochelle ? Vous voyez comment ça souffle ici ? Vous imaginez sur la côte ? À l’heure qu’il est, tout doit être submergé…
Kubiela n’entendit pas la fin de la phrase. Pas besoin d’une Cassandre pour se motiver. Il reprit la route dans la peau du héros mythologique qui ne peut échapper à son destin.
À trois heures du matin, il gagna la N11. Il avait mis six heures pour couvrir les 450 kilomètres qui séparent Paris de La Rochelle. Pas mal. Le temps qu’il se réjouisse, la pluie survint. D’un coup, l’averse ratura le paysage, comme pour l’effacer, l’annuler. Les giclées d’eau fouettaient ses vitres, cinglaient son capot, jaillissant de partout à la fois, d’en haut mais aussi d’en bas.
Il ne voyait pas les panneaux. Il songea au GPS mais n’imaginait pas s’arrêter, chercher le mode d’emploi, programmer l’engin… Autour de lui, tout paraissait dissous, disloqué, liquéfié. Il pensait être seul au monde quand il croisa d’autres phares. Cette vision le rassura mais le sentiment ne dura pas. Les voitures chassaient par l’arrière, dérivaient sur les bas-côtés, partaient en tête-à-queue. Les hommes avaient perdu le contrôle du réel.
Soudain, un panneau LA ROCHELLE 20 KM s’envola comme une aile de fer et vint percuter son capot. Kubiela s’en tira avec une fissure dans le verre feuilleté de son pare-brise. Des branches, des pierres frappaient son toit et son capot. Il avançait toujours. La nuit s’était transformée en maelström de fragments et de déchets.
Enfin, par miracle, la ville apparut. Des lumières flottaient à intervalles réguliers. Les maisons tremblaient sur leurs fondations. Les toitures claquaient. Parfois, des humains affolés jaillissaient. Des familles tentaient de consolider une antenne satellite, de protéger les vitres d’une voiture, de fermer des volets… Courageux mais inutile : la nature reprenait tout.
Sur le siège passager, le portable sonna. Dans le raffut, c’est à peine s’il l’entendit. Il dut s’y reprendre à plusieurs fois pour décrocher.
— Allô ?
— Où es-tu ?
— À La Rochelle.
— Je t’attends à la base sous-marine de La Pallice.
La Voix résonnait maintenant comme dans une église. On percevait derrière elle un fracas sourd, sur un rythme lancinant. La respiration de la mer furieuse.
— C’est quoi ?
— Un bunker, près de l’entrée du port de commerce. Tu peux pas le rater.
— Je ne connais pas La Rochelle !
— Démerde-toi. Longe le bâtiment, côté est. La dernière porte sera ouverte, au nord. Je t’attends.
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