Dans les deux cas, le symbole était évident : on avait tué le Minotaure. Un Minotaure des temps modernes, perdu dans un dédale de voies ferrées. Le labyrinthe.
— Je peux descendre ?
On lui passa des surchaussures et une charlotte de papier. Elle emprunta l’escalier de fer qui permettait de plonger dans la fosse. Les techniciens de l’Identité judiciaire s’écartèrent. Elle s’accroupit, examina la zone qui l’intéressait : cette tête monstrueuse d’animal enchâssée sur un corps d’homme.
La deuxième option était la bonne. La tête avait été enfoncée à pleines forces sur celle de la victime. Au-dessous, le crâne devait être en bouillie.
— À mon avis, il a creusé l’intérieur du cou de la bête.
Anaïs se retourna vers celui qui venait de parler. Michel Longo, le médecin légiste. Déguisé comme les autres en fantôme à capuche, elle ne l’avait pas reconnu.
— Depuis quand est-il mort ? demanda-t-elle en se relevant.
— Trop tôt pour le dire avec précision. Au moins vingt-quatre heures. Mais le froid et le brouillard ont compliqué les choses.
— Il est là depuis tout ce temps ?
Le médecin ouvrit ses mains gantées. Il portait des lunettes Persol sous sa capuche plissée.
— Ou le tueur l’a déposé ce soir. Impossible de savoir.
Anaïs pensa au brouillard qui engluait la ville depuis la veille. Avec cette purée de pois, le meurtrier avait pu agir n’importe quand.
— Salut.
Elle leva les yeux, la main en visière. Debout au bord de la fosse, la silhouette d’une femme se découpait sur le halo blanc des projecteurs. Même à contre-jour, elle la reconnut. Véronique Roy, substitute du procureur. Une sorte de double d’Anaïs. Bordelaise, fille de la haute bourgeoisie, âgée de la trentaine, elle avait suivi le même cursus, ou presque. Toutes deux s’étaient croisées d’abord dans les écoles privées les plus huppées, sur les bancs de l’université Montesquieu puis dans les toilettes des boîtes branchées de la ville. Elles n’avaient jamais été amies. Ni ennemies. Elles continuaient à se croiser maintenant dans le cadre du boulot. Un pendu. Une femme au visage arraché par un micro-ondes lancé violemment par le mari. Une adolescente à la gorge tranchée. Pas vraiment de quoi copiner.
— Salut, grommela Anaïs.
La substitute rayonnait dans la lumière, les dominant au bord de la fosse. Elle portait un blouson de cuir Zadig & Voltaire qu’Anaïs avait repéré depuis longtemps dans une vitrine, près du cours Georges-Clemenceau.
— C’est l’hallu, murmura la magistrate, le regard rivé sur le corps.
Anaïs lui fut reconnaissante pour cette phrase débile qui résumait bien la situation. Elle était certaine que Véronique éprouvait les mêmes sentiments qu’elle. Terreur et excitation à la fois. Il leur arrivait ce qu’elles avaient toujours espéré, l’une comme l’autre, tout en le redoutant. L’enquête meurtrière unique. Le tueur délirant. Toutes les filles de leur âge, dans ce boulot, avaient été nourries au Silence des agneaux, rêvant de devenir Clarice Starling.
— T’as une idée de la cause de la mort ? demanda Anaïs au légiste.
Longo eut un geste vague :
— Aucune blessure apparente. Il a peut-être été étouffé par la tête du taureau. Ou égorgé. Ou empoisonné. Faut attendre l’autopsie et les résultats de toxico. Je n’exclus pas l’overdose.
— Pourquoi ?
Il se baissa et attrapa le bras gauche de la victime. Les veines du pli du coude semblaient dures comme du bois, marquées de cicatrices, de boules de chair, d’œdèmes bleuâtres.
— Défoncé jusqu’à l’os. D’une façon générale, le gars était en très mauvais état. Je veux dire : de son vivant. Crado. Sous-alimenté. Il porte les marques de vieilles blessures non soignées. Je dirais qu’on a affaire à un tox d’une vingtaine d’années. Un SDF. Un zonard. Quelque chose comme ça.
Anaïs leva le regard vers le flic de la BAC, debout près de la substitute :
— On a retrouvé les vêtements ?
— Ni vêtements, ni document d’identité.
L’homme avait été tué ailleurs et balancé ici. Planqué ? Ou au contraire exposé ? Une certitude. Cette fosse jouait un rôle dans le rituel du meurtrier.
Elle remonta les marches, jetant un dernier coup d’œil au corps. Couvert de paillettes de glace, il ressemblait à une sculpture d’acier. La fosse avec ses odeurs de graisse et de métal constituait une sépulture parfaite pour cette créature.
Revenue à la surface, elle ôta sa charlotte et ses surchaussures. Véronique Roy se lança dans les formules d’usage :
— Je te saisis officiellement de…
— Tu m’enverras la paperasse au bureau.
Vexée, la substitute interrogea Anaïs sur les pistes qu’elle allait suivre. Elle répondit d’un ton mécanique, énumérant les opérations de routine. Dans le même temps, elle essayait d’imaginer le profil du tueur. Il connaissait les lieux. Et sans doute l’horaire des manœuvres des trains. Peut-être un gars de la SNCF. Ou un type qui avait soigneusement préparé son coup.
Soudain, une vision lui coupa le souffle. L’assassin portait sur son dos le corps dans une housse brune et plastifiée. Il marchait, arc-bouté dans les vapeurs. Elle se fit cette réflexion technique : le corps ajouté à la tête constituait un fardeau de plus de cent kilos. Le meurtrier était donc un colosse. Ou bien avait-il enfoncé la tête du taureau une fois sur place ? Ce qui signifierait deux voyages — de sa voiture à la fosse de maintenance. Où s’était-il garé ? sur le parking ?
— Quoi ?
— Je te demandais si tu avais constitué ton groupe d’enquête, répéta Véronique Roy.
— Mon groupe, le voilà…
Le Coz arrivait d’un pas maladroit, se cassant les chevilles sur le ballast, affublé du gilet fluo réglementaire. La substitute parut étonnée. Elle avait des yeux clairs, sous des sourcils en coups de fouet. Anaïs devait l’admettre : plutôt jolie.
— Je déconne, sourit-elle. Je te présente le lieutenant Hervé Le Coz, mon deuxième de groupe. Il était le seul de permanence avec moi cette nuit. L’équipe sera constituée dans une heure.
7
Sous sa chasuble, Le Coz portait un manteau de cachemire noir. Ses cheveux gominés, très noirs eux aussi, scintillaient de gouttes de condensation. Ses lèvres sensuelles exhalaient des panaches de buée. Tout son être distillait une séduction raffinée qui parut provoquer chez Véronique Roy une sorte de raidissement imperceptible, un réflexe de défense. Anaïs sourit. La substitute était sans doute célibataire, comme elle. Un malade sait reconnaître les signes de sa maladie chez les autres.
Elle résuma la situation à l’attention de Le Coz puis attaqua d’un ton de commandement. Cette fois, elle ne bluffait pas :
— En priorité, il faut identifier la victime. Puis creuser son réseau de relations.
— Tu penses que le tueur et le gars se connaissaient ? intervint Véronique Roy.
— Je ne pense rien. Faut d’abord savoir qui est mort. Ensuite, on procédera par cercles successifs. Des connaissances les plus proches aux plus éloignées. Les amis de toujours. Les rencontres d’un soir.
Anaïs revint au lieutenant :
— Appelle les autres. Il faut visionner toutes les bandes de la gare. Et pas seulement celles des dernières 24 heures.
Elle tendit le bras vers le parking :
— Notre client n’est certainement pas passé par la gare et ses guichets. Il s’est introduit sur les voies par le parking du personnel. Concentre-toi sur ces vidéos. Relève toutes les plaques des voitures stationnées là ces derniers jours. Tu retrouves les mecs et tu les interroges. Tu vois les cadres, les agents, les techniciens de la gare. Qu’ils se creusent les méninges pour se souvenir du moindre truc suspect.