Deux personnes restaient à interroger. Si, bien sûr, ils sont encore vivants. L’enquêteur chargé du dossier, et surtout son père. Et elle ne voyait qu’une façon de le localiser.
Grâce à son statut privilégié d’inspectrice de la police de Glasgow, elle se connecta sur son téléphone au site Internet des archives administratives des affaires sociales de la région de Dumfries, à laquelle appartenait la localité de Kirkcowan. Un moteur de recherche permettait d’y retrouver les actes de divorce qui y avaient été prononcés depuis trente ans. En moins de quinze minutes, Grace avait déniché celui de Monika et Darren Campbell daté du 12 mars 1999. En bas du document, la signature de son père était précédée d’un nom de lieu : West Linton. Un village au sud d’Édimbourg.
Elle allait démarrer lorsque l’on frappa à la fenêtre de la voiture. Dehors, une femme d’une cinquantaine d’années, avec un fichu de grand-mère sur la tête, la regardait avec insistance. Grace abaissa la vitre.
— Bonjour, vous cherchez quelqu’un ? s’enquit la dame d’un ton revêche.
— Je viens de rendre visite à Mme Campbell, c’est bon, merci. Vous êtes ?
— Freya, son aide à domicile. Et vous ?
Les mots eurent du mal à franchir la barrière de ses lèvres.
— Sa fille.
La femme au foulard sembla tout à la fois méfiante et intimidée. Grace se demanda ce que sa mère avait bien pu lui raconter sur elle pour que Freya réagisse ainsi.
— Au revoir, continuez à prendre soin de ma mère.
L’aide à domicile se contenta d’un mouvement de menton en guise de réponse. Elle ne lâcha pas du regard le véhicule de Grace, jusqu’à ce qu’il disparaisse au bout du sentier.
– 8 –
Sur la route qui la menait vers le bourg de West Linton, Grace se demandait si elle parviendrait à entretenir la flamme de son courage et de sa résolution suffisamment longtemps pour retrouver ceux qui l’avaient tant fait souffrir.
Passé la fulgurance des premières heures, elle n’était pas certaine que sa détermination ne s’émousserait pas au gré des épreuves. La confrontation avec sa mère l’avait par exemple soulagée tout en l’épuisant émotionnellement. Quelque part dans sa poitrine, elle sentait bien le combat latent qui continuait de se mener entre ses terreurs et son désir de liberté.
Hasard ou ruse de l’esprit, elle crut soudain apercevoir Naïs marcher sur le trottoir d’un village qu’elle traversait. La silhouette était la même : longiligne, athlétique, des cheveux blonds coupés court et ce regard bleu qui l’avait tant intimidée au départ, pour tant lui insuffler de force ensuite. Les deux femmes s’étaient connues pendant une très courte période durant l’enquête de Grace sur le meurtre dans le monastère d’Iona. Mais ce qu’elles avaient vécu avait été d’une telle intensité que, au-delà de la mort tragique de Naïs, le lien qui les unissait était le plus fort que Grace ait jamais éprouvé.
S’il en fallait une preuve, le foyer hésitant de sa confiance s’embrasa avec une ardente ferveur comme si Naïs en personne s’était retrouvée juste là, à ses côtés.
Pour reprendre ses esprits, elle arrêta sa voiture. Songeuse, elle fixait l’anneau à son pouce. Au même moment, Grace reçut un appel de son commissariat.
— Inspectrice, c’est Joan, de la scientifique. Je viens de terminer l’analyse de l’enveloppe que vous m’avez confiée ce matin.
— Je vous écoute.
— Aucune empreinte. Côté ADN, j’ai bien relevé quelques échantillons, mais aucune correspondance avec nos fichiers. Je suis désolé.
— Merci de votre rapidité, Joan, comme je vous l’ai dit, je saurai m’en souvenir.
— Bon courage, inspectrice.
Deux heures plus tard, Grace se garait dans une ruelle dont les contours avaient disparu sous les renflements d’une neige fraîche et cotonneuse. Le bas de sa portière frotta contre une congère amassée sur le trottoir et elle regarda avec méfiance les stalactites effilées qui pendaient aux arêtes des toitures. À l’abri des intempéries, les pierres des maisonnettes aux teintes gris et bordeaux donnaient à ce bourg une atmosphère de village montagnard qui serait resté figé au Moyen Âge. Même le commissariat, avec sa charpente de chalet, aurait pu passer pour une agréable chaumière à l’intérieur de laquelle brûlait une lampe à huile.
Grace évita le filet d’eau glaciale qui manqua de couler dans son cou lorsqu’elle passa sous la gouttière. Elle entra dans le bâtiment, il n’y avait personne à l’accueil, mais il flottait une odeur de thé et on entendait un bruit de clavier dans une pièce à l’arrière.
Une jeune femme rousse en uniforme de police sortit d’un bureau avec une tasse fumante à la main et considéra Grace d’un air aimable.
— Bonjour, madame, que puis-je pour vous ? demanda-t-elle en posant son breuvage sur le comptoir.
— Je m’appelle Grace Campbell, je suis inspectrice de la police de Glasgow, commença-t-elle en montrant sa carte officielle.
— Honorée de votre présence.
— Euh, merci… Si vous en avez le temps, reprit Grace avec son affabilité naturelle, j’aurais besoin d’un petit coup de pouce pour retrouver… mon père, qui a disparu il y a une vingtaine d’années et dont le dernier lieu de résidence connu était West Linton.
— Bien sûr, si je peux vous aider. Je vais regarder dans ma base de données si j’ai quelque chose sur lui.
La jeune policière pianota sur son clavier en levant parfois les yeux pour adresser un sourire respectueux à Grace.
— Vous pouvez m’épeler son prénom et son nom ?
Grace s’exécuta tout en s’accoudant au comptoir.
— Darren Campbell…, articula la femme rousse. J’ai effectivement une adresse au 230, rue Saint-Andrews.
Grace n’en revenait pas que cela eût été si facile.
— Merci, je…
— Attendez, je suis désolée, mais je vois qu’une plainte a été enregistrée à l’encontre de votre père.
Grace s’inquiéta.
— Dites-moi.
— Eh bien, la propriétaire de l’appartement qu’il louait a déposé plainte pour loyer impayé.
— De quand date l’accusation ?
— Ouh là…, s’étonna la policière, ça remonte au 1er avril 1999 !
Grace commençait à redouter ce que cela signifiait.
— Le conflit a été résolu ?
— Apparemment non. En tout cas, pas selon ma base de données.
— Vous auriez l’adresse de la propriétaire ?
— C’est la même adresse. Elle devait lui louer une chambre chez elle.
— C’est loin d’ici à pied ?
— Non. Vous prenez à gauche en sortant, vous traversez la route principale et vous la longez jusqu’à la rue Saint-Andrews. Vous verrez, c’est une résidence de maisons.
— Merci beaucoup. Le nom de la propriétaire ?
— Lora Dunn. Bonne chance, inspectrice.
Grace s’empressa de suivre l’itinéraire qu’on lui avait indiqué, en se frayant un passage sur les trottoirs, qui n’avaient pas encore été déneigés. Ses bottes fourrées fendant la poudreuse, elle s’efforça de se remémorer les souvenirs qu’elle avait de son père. Ses sentiments étaient partagés à son égard. D’un côté, elle revoyait un homme silencieux, qui ne l’embrassait que rarement, qui rentrait très tard du travail et ne lui parlait guère que pour lui faire des demandes pratiques du quotidien. Il ne s’intéressait pas à sa scolarité, ni à ses loisirs ou ses amis. Elle ne s’était d’ailleurs jamais retrouvée en tête à tête avec lui, comme s’il faisait tout pour éviter une telle situation. Et de la même manière que Darren Campbell ne devait pas savoir grand-chose sur sa fille, Grace était incapable de décrire la réelle personnalité de son père. Elle était au courant qu’il exerçait le métier de comptable dans une entreprise de métallurgie, qu’il fumait, allait courir régulièrement et appréciait l’opéra. D’un autre côté, Grace savait qu’il veillait à ce qu’elle ne manque de rien, même si cet homme avait accepté d’avoir un enfant pour faire plaisir à sa femme plus que par désir personnel. À plusieurs reprises, elle avait saisi des bribes de conversation entre ses parents, qui prouvaient qu’il avait le souci d’offrir un confort matériel à sa famille.